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dimanche 11 mars 2018

Faire mouche en géométrie au cycle 2. CE1



Tout au long de l’année, les difficultés d’apprentissage se font bourdonnantes. Avec l’été, les confusions, erreurs spontanées, étourderies, inexactitudes forment un vaste nuage, un brouillard d’insectes furieux. Leur bruit sourd se tient là, tout proche, à côté de l'oreille, si présent, si collant, si incessant, si agaçant qu’on en vient à désespérer – jamais - de s’en débarrasser.

Pire, pour peu que vous veniez d’accrocher dans les cahiers les blanches tentures des définitions – à présent inondées des gouttelettes noires du contresens,  extravagances de lecture, fredaines surprenantes, exemples insolites « Un triangle ?
         Je sais madame, c’est trois côtés…
                                        comme un losange ! »

                                                                    .... et c’est la Crise.

 Pourtant,  n’aviez-vous pas nettoyé chaque terme soigneusement ?

 « Combien de côtés a un triangle ? vous étiez-vous enquis.

- Trois, avaient répondu  les élèves sans ambages. »

Mais, comme tout bon pédagogue, vous ne vous étiez pas arrêté à cette exactitude réflexe. Vous aviez pris soin de simplifier* le concept géométrique, de  le débarrasser de ses ombres, ses ambiguïtés, d’en nommer précisément chacun des attributs 2* . Avec soin, vous aviez suivi 1, 2, 3 côtés du doigt. « Tri comme trois. Un, deux, trois côtés. »

Vous aviez poursuivi : « Un tri-angle a 3 côtés… 3 comme…

- tri – triangles !

- Trois angles, madame. »

                      Bien, bien… Bien...

A voir avec quelle sûreté les élèves avaient répondu à vos questions, la chose semblait entendue. Chacun avait répété avec un accent différent. Tous avaient également discriminé, non sans sûreté, chaque figure découpée. Un sans faute semblant mesurer l’acquisition de la notion. N’était-ce point là le trait convainquant d’un entendement sérieux de la définition ? Le gage  d’une compréhension définitive ?

Mais cela, c'était avant. 

Avant que le carré ne pointe le bout du nez.                 

A l’évidence, les 4 côtés égaux et les angles droits brouillent la conscience – l'embrouillent de mille méprises. A la faveur d’une question anodine ou d’une situation singulière, un grondement de réactions particulières forment - tout à coup - un amas de répliques brumeuses.  Le mélange extravagant des caractères du rectangle au sein de la définition fort peu carrée vous ont soudain rendu lucide quant à l’étendue réelle des savoirs. Vous voici donc revenu sur terre.

Allons, allons, courage,
                           tout n’est pas perdu.
Soyez confiant, dès qu’une idée erronée bourdonne, elle fait assez de bruit pour être repérée.


Aussi, en gros, l’expérience des insectes nuisibles vous indique-t-elle pour logiques de traitement « L’opération du verre ou Le coup du torchon », les deux semblant contradictoires.



Commençons par les plus rapides :

1 – L’abattage du nuisible vitesse grand V. :

                             A - Le coup du torchon.

La méthode usitée de manière récurrente consiste en la reconnaissance du triangle parmi de nombreuses figures. C’est un moyen rapide d’atteindre ses objectifs. La vitesse de la discrimination s’abattant sur la figure appropriée faisant le succès de la technique. Toute figure non adéquate - carré, rectangle, losange, quadrilatère quelconque – sont laissées de côté. Le triangle est repéré sans effort, biffé à grand coup de traits dans un minimum de temps, avec un maximum d’efficacité. La situation a ses qualités. Economique, elle aboutit à un résultat immédiat.

Exemples de figures réalisées en Arts plastiques

Mais son automatisme fait – également – son danger. Les caractéristiques de l’objet étant perçues globalement, on a l’illusion d’une construction intellectuelle alors qu'il s’agit davantage d’une sensation brute, d’une procédure globale et réflexe. 


                             B - La raquette électrique.

Instrument d’élimination du nuisible,  l’élève construit la définition. « Un triangle a trois côtés. » 3* Une fois élaborée, cette dernière est transmise, entière, propre, nettoyée de tout quiproquo. Débarrassé de toutes ses absurdités et âneries, l’objet technique est d'une efficacité redoutable. La formule a foudroyé l’erreur en plein vol, électrocuté le phénomène gênant avant même qu’il n’arrive et se dépose sur la table immaculée.  

A bien y réfléchir, la procédure ne préserve cependant point des mouches de l’inexactitude. Après quelques temps, des aberrations de déclamation reviennent de manière récurrente. 


                             C - L’insecticide.

 L’énoncé clair, pensé par des experts, foudroie les inexactitudes - net. 

La définition offerte est d’emblée satisfaisante. Une bombe. « Un triangle est un polygone à trois côtés. » Tout erreur est éliminée. Toute maladresse éradiquée. Toute faute anéantie sur le champ. Son  efficacité est si extraordinaire qu’on injecte son gaz – par pression – dans toutes les matières. 

Rien ne peut opposer de résistance à ce donné, carré . 

                   Vraiment ?

L’inconvénient est qu’à aseptiser l’air, les vols dissonants sont inexistants, les zones de maladresse, l’ambiguïté n’existent plus. L’immédiate perfection est d’une constitution si solide qu’on en oublie ses faiblesses. Les inepties  non critiquées, non pensées, les illogismes extravagants, sont terrés à l’intérieur de l’énoncé même. Le produit actif a certes pulvérisé l’imprécision mais en gaz diffus, respiré abondamment par l’individu présent dans la pièce. L’intoxication menace.

Aussi, à la faveur d’une modification de tournure, de tests variés, des mécanismes restés obscurs finissent par émerger. Des résistances pullulent, des non-sens deviennent envahissants. Finalement, personne ne viendra plus à trianguler ce "polygone à trois côtés", la zone proche des Bermudes inaccessible à la compréhension résistera désormais à toute tentative de survol. 


Quoi faire ? 


Pour comprendre l’absurde, les pensées baroques, les constructions mentales biscornues, bizarres, abracadabrantes, il convient d’en saisir la folie. De goûter ces chuintements extravagants. De prendre ces vols déréglés, déraisonnables, au sérieux. En gros, d'essayer de les comprendre.

Leur attribuer un sens. 



« Je fus mouche quand je me comparai à la mouche. Je me senti une âme du genre mouche, j’ai dormi mouche, je me suis senti enfermé mouche. Mais la plus grande horreur, c’est qu’en même temps je me sentais moi-même. Je levai malgré moi les yeux au plafond, de crainte que quelque règle suprême ne s’abattît sur moi… » P 332 :
Fernando Pessoa – Le livre de l’intranquillité. p 332.

En fin de compte, en véritable détective du problème, la solution n'est-elle point de penser erreur, manger erreur, dormir erreur ?


Nous allons voir… Poursuivons vers la seconde logique de traitement : 


2 - la lente suppression de l’erreur :


                          A - Le coup du  verre 

Chopper une mouche dans un verre demande un coup de main particulier. Le chasseur avance précautionneusement le récipient. Approche doucement. L’insecte s’envolant toujours vers le haut, la bestiole rocambolesque s’enferme du même coup dans la cage. 

En arts plastiques – dessiner des créatures triangulaires participe de cette technique.

La connaissance, la perception des caractéristiques de la figure, la lenteur du geste font le succès de la démarche. 

Facile ? Un jeu d'enfant ? Vous voici pris d’un sourire, enjoignant cet esprit épris d’une belle motivation à dessiner plus. Carrément  gonflé d’orgueil, invitant à déclamer les caractéristiques du dessin, ne criez pas trop rapidement victoire, cependant. Des surprises, là encore vous attendent... 

      L’insecte n’est pas la malheureuse victime qu’on imagine. A peine voit-elle le verre se réverbérer dans la vitre qu’elle virevolte et s’échappe sans crier gare. D’où l’impossibilité d’utiliser cette méthode sur des plans vraiment réflexifs.


                              B - Le piège bio à essence de poisson.

La bestiole attirée par l’odeur vient s’enfermer et se noyer d’elle-même. 

La situation pédagogique est constituée de cartes et de formes. L'élève devant reconstituer les figures présentes sur les cartes à partir des formes et ce, en posant moult questions.

Le but est de consolider plutôt que construire les notions de carré, rectangle, triangle. Par un "jeu" de questions successives, savamment ordonnées des plus globales aux plus précises, l’élève va discriminer les possibles des impossibles, déterminer la figure et la reproduire sur la table à l’aide de formes. 

Questionner –  et en miroir - se questionner, n'est-ce point là les bases de la réflexion par excellence ?

La micropsychie 4* – petitesse d’esprit – est embaumée dans les fragrances – l’erreur est décomposée - individuellement piégée. 

La panacée ?   
Pas si sûr…
Là encore, des confusions persistent - désespérément. La part de l'exercice vu comme jeu peut certes faire danser les papillons autour de la flamme des savoirs mais également emporter les imaginations ailées vers des contrées divertissantes peu efficientes. Le ludique peut dissiper bien des esprits. 


                      En face à face avec les inconvénients de chaque option, allons vite, progressons en planant avec mesure.  

Vidéo - élèves de CE1 en pleine cogitation géométrique. Dialogue assez souriant.

oooooooooooooooooooo


    Nota : Le but de l'échange est d'engager les élèves à se poser les questions pertinentes.  La vidéo, ne montre pas l'étayage du professeur bien évidemment nécessaire. 

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* Simplifier ou rendre simple, accessible à l’entendement n’est pas faire œuvre de simplisme.

1 « Qui sait pour quelles forces suprêmes, dieux ou démons de la Vérité dont l’ombre enveloppe nos pas errants, je ne suis moi-même qu’une mouche luisante qui se pose un instant sous leurs yeux ? Rapprochement facile? Remarque déjà faite mille fois ? Philosophie dépourvue de vraie réflexion? Peut-être, mais je n’ai pas réfléchi : j’ai ressenti. C’est sur un plan charnel, direct, avec une horreur profonde, que je fis cette comparaison risible. [...] Je me suis senti mouche quand j’ai imaginé que je me sentais mouche. Et je me suis senti une âme du genre mouche, j’ai dormi mouche, je me suis senti enfermé mouche. Mais la plus grande horreur, c’est qu’en même temps je me sentais moi-même. Je levai malgré moi les yeux au plafond, de crainte que quelque règle suprême ne s’abattît sur moi, tout comme j’aurais pu moi-même écraser cette mouche. Heureusement, lorsque j’ai baissé les yeux, la mouche, sans un bruit, avait disparu. Le bureau amorphe se trouvait à nouveau sans philosophie. » p 332 
Fernando Pessoa – Le livre de l’intranquillité. Christian Bourgois éditeur. 1999. ISBN : 2-267-01516-1

«  En vue de cette recherche rigoureuse, les mots qui servent de support à la pensée doivent être employés dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus variées ; il faut les tourner et retourner sous toutes leurs faces, dans l’espoir qu’une lueur en jaillira, les palper et ausculter leurs sonorités pour percevoir le secret de leur sens. » p 18 


 3 * Britt-Mari Barth nous rappelle l’importance de la définition : 
« Neil Postman (Enseigner, c’est résister, Le Centurion, Paris, 1979) suggère que la valeur d’une définition réside dans son utilité et non pas seulement dans son exactitude. Les définitions sont des instruments de pensée… Un définition devrait être opérationnelle.

Les définitions surchargées d’éléments inessentiels ne nous sont pas très utiles. La définition qui consiste en un synonyme ou qui donne un concept supérieur (le carré est un polygone) ne nous aide pas beaucoup non plus. » Britt-Mari Barth, l’apprentissage de l’abstraction, p 57

Britt-Mari Barth, l’apprentissage de l’abstraction, méthodes pour une meilleure réussite de l’école ; RETZ, 1987, isbn : 9-782725-611990

4 * « L’artiste joue avec l’immédiat comme le papillon avec la flamme. Un jeu acrobatique et périlleux ! Pour connaître intuitivement la flamme il faudrait non seulement voir danser la petite langue de feu, mais épouser du dedans sa chaleur ; joindre à l’image la sensation existentielle de la brûlure. Le papillon ne peut que s’approcher de la flamme au plus près, frôler sa chaleur brûlante et littéralement jouer avec le feu ; mais si, avide de la connaître encore mieux, il vient imprudemment à pénétrer dans la flamme elle-même, que restera-t-il de lui sinon une pincée de cendres ? Connaître la flamme du dehors en ignorant sa chaleur, ou bien connaître la flamme elle-même en se consumant en elle, savoir sans être, ou être sans savoir, - tel est le dilemme. »
      Vladimir Jankélévitch
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Annexes utiles...
 










samedi 24 février 2018

La résistance intellectuelle au cœur de l'apprentissage, par Olivier Houdé



Olivier Houdé, le 29 novembre 2017, La Sorbonne


Olivier Houdé évoque les résistances cognitives favorisant ou inhibant l'apprentissage. Pour ce faire, le chercheur met en regard deux types de procédures utilisées par les élèves confrontés aux résolutions de problèmes, à savoir : l’algorithme et l’heuristique.


En ce sens, si l'automatisme (étant un excellent moyen de mémorisation)  s’avère nécessaire, ce dernier peut également entraîner des processus heuristiques. Autrement dit, des pensées automatiques, des raccourcis, la plupart du temps efficaces,  mais pouvant également se révéler faux. 
Par exemple, lorsque Jean Piaget effectue des tests de conservation des quantités. Le psychologue présente un certain nombre de pions alignés, puis le  même nombre de pions mais cette fois, espacés les uns des autres. A la question posée de savoir si les deux collections sont identiques, certains enfants répondent par la négative. Plus l’élève est jeune, constate Jean Piaget, plus ce dernier va fournir une réponse erronée, le psychologue  interprète ces réponses enfantines comme non logiques. 


Néanmoins, contrairement aux idées reçues, l’élève n’est pas illogique. La plupart du temps, comme on peut le constater dans les affichages de classe, la longueur de la suite numérique correspond à la quantité effec
tive. Plus la suite est longue, plus le nombre est quantitativement grand. Seulement ici, cette observation automatisée ne s’avère pas pertinente. L’enfant doit donc dépasser cette impression, « inhiber » cette idée en passant par une procédure algorithmique de comparaison, tel le comptage de la collection afin de répondre.   


Merci à Olivier Houdé de son aimable accord.



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Pour aller plus loin :

Lisez, si vous le pouvez : Bentolila Alain et al., L’essentiel de la pédagogie, Nathan, 2017
Avec les contributions de : "Meirieu Philippe, Boimare Serge, Bouysse Viviane, Jousselme Catherine, Houdé Olivier, Bentolila Alain, Germain Bruno, Duquesne-Belfas Françoise, Girodet Marie-Alix, Quéré Yves, Hadji Charles, Beneych Paul, Martin Brigitta, Mounié Sébastien" 
Vous y trouverez une mine d'informations. Pour vous mettre en "appétit", quelques extraits parlants : "Chapitre 4 - Les sciences cognitives et les apprentissage à l’école primaire, par Olivier Houdé
P 77 : " 3 Piaget revisité : heuristique, algorithmes et inhibition
Un autre exemple, dans le domaine mathématique, permet de bien comprendre la généralité de ce phénomène. Il s’agit de la tâche de conservation du nombre jadis inventée par Piaget (Piaget & Szeminska, 1941). Devant deux rangées qui ont le même nombre de jetons (7 et 7 par exemple) mais qui sont de longueurs différentes (après l’écartement de l’une des deux rangées), jusqu’à 7 ans l’enfant considère qu’il y a plus là où c’est plus long ». Piaget croyait que l’enfant n’était pas logique, qu’il était dominé par son système 1. Or la difficulté est ici d’apprendre à inhiber l’heuristique « longueur égale nombre » alors même que l’enfant est déjà capable de compter (Houdé 2000).
Dans le cerveau, une heuristique et une stratégie très rapide, très efficace – donc économique pour l’enfant ou pour nous-mêmes -, qui marche très bien, très souvent, mais pas toujours, à la différence de l’algorithme exact, stratégie plus lente et réfléchie, mais qui conduit toujours à la bonne solution (le syllogisme, de comptage, etc ;)
P 78 : D’où vient l’heuristique « longueur égale nombre » ? Par exemple, sur les rayons des supermarchés, en général, il est vrai que la longueur et le nombre varient ensemble (covarient) : face à deux alignements de produits du même type, celui qui est plus long contient aussi le plus de produits. Le cerveau de l’enfant  détecte très tôt ce type de régularité visuelle et spatiale. De même à l’école ou à la maison quand on apprend les additions ou les soustractions (ajouts/retraits) avec des objets sur une table, si on additionne, on ajoute un ou plusieurs objets (1+1+1+1…) et c’est plus long ; si on soustrait, c’est l’inverse. C’est encore vrai dans les livres de « maths pour petits » ou sur les murs des classes. On y découvre en général la suite des nombres de 1 à 10 illustrée par des alignements d’objets de longueur croissante (des alignements d’animaux ou de fruits). Donc quasiment partout, sauf dans la tâche de Piaget, la longueur est le nombre varient ensemble.

dimanche 11 février 2018

Le petit prince, existe-t-il une sagesse propre à l'enfance ?


De l’importance de la chimère et de l'émerveillement.


Le petit prince marche à côté, 
Aucune chance, pour lui, d’attraper jamais ce point fixe - sans consistance - appelé but ou objectif. 
Son intensité se mesure en décibel de silence.

« En effet. Quand il est midi aux Etats-Unis, le soleil, tout le monde le sait, se couche sur la France. Il suffirait de pouvoir aller en France en une minute pour assister au  coucher de soleil.
Malheureusement la France est bien trop éloignée. Mais, sur ta si petite planète, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le crépuscule chaque fois que tu le désirais…
-          Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante-trois fois !
Et un peu plus tard tu ajoutais :
-          Tu sais… quand on est tellement triste, on aime les couchers de soleil…
-          Le jour des quarante-trois fois tu étais donc tellement triste ? Mais le petit prince ne répondit pas. » p 26-27

 Etna - Sicile 2017

Le petit prince, comme les enfants, a une connaissance intuitive de la pyramide de l’importance. 


Philosophie en lettres minuscules, (le petit prince étant - dans le texte d'Antoine de Saint-Exupéry - l'assemblage d’un nom commun couplé à un adjectif dénué de majuscules), l’enfant sait voir le précieux d’un éléphant contenu dans un chapeau. Remarque la beauté d'une rose ordinaire. Célèbre le lever journalier du soleil ou le gris d'un nuage luisant sous un ciel d’orage. Chérit, plus que toute autre possession, la lumière d’une présence, fut-elle celle, capricieuse, d'une rose égocentrique. Et derrière le brouhaha des actions inutiles - s'occuper d'un volcan éteint, on ne sait jamais - sous la collecte du dérisoire, une boite en carton, une caisse en bois, un dessin approximatif, ce dernier, sait détecter les preuves des choses essentielles. 



Sicile 2017

Malheureusement, ses seules compétences, sa capacité d’observation, son imagination, n’entrent pas dans la vie à labeur tenace. Que lui reste-t-il, alors ?

Les rencontres.
Réalistes. Décevantes. Le petit prince, comme l’enfant, a pour hiérarchie, la linéarité des sentiments premiers. Peu lui importe les consignes, les conquêtes, l’exploit – invocations purement adultes consistant, par une pensée du dessus – autrement dit du supérieur - à briguer nombre de  titres et accumuler des avoirs dérisoires. Son ambition a la taille de la coquille du moi, se résume à ses quelques pas d'histoire, englobe son proche univers : la rose, le renard, l'aviateur.  

Il persévère, pourtant. Chaque jour, à respirer le dialogue rance et convenu des hommes oublieux de leur enfance. Chaque minute à mesurer l’ampleur du désastre. A observer le monstre bruyant et hyperbolique d’une modernité phagocytant la vie des employés, plaçant l’agent, la notoriété, au zénith du primordial.
De fait, il pleure souvent. Il pleure beaucoup, tant il saisit l’ampleur de l’autisme adulte. Celui de l’oubli de l’enfance, de la focalisation sur de fausses valeurs. Tant il sait ne pas posséder les clés d’un monde où le vouloir ne suffit pas toujours à atteindre le seul primordial essentiel, celui du cœur.

Et puis, parfois, au détour d'un chemin, l’étonnement d’un rien, car l’enfant s’émerveille de tout et n’importe quoi, reprochent les grandes personnes. L’essentiel donc, la lumière des rencontres : la respiration d'un aviateur meilleur dessinateur que réparateur, la saveur d'une eau fraîchement sortie du puits, l'éclat amical d'un renard à l’œil brillant. 

Son errance est une collecte de bouts de mémoires ébréchées,
Une collection de vieilleries frappant la rétine du cœur.  



Aussi, s’esquive-t-il lentement vers un murmure fatigué à l’orée de la nuit.


Sicile 2017
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Un partage FRANCE CULTURE

mercredi 7 février 2018

"L'odyssée des animaux" par Sandrine Vézilier au Musée d'Histoire Naturelle de Lille.

Un tableau est-il simple objet pictural - comme une lecture rapide semblerait l’indiquer ? Ou, dans la complexité des sujets étudiés, dans la forme des éléments présentés, ne constitue-t-il point un formidable miroir sociétal ?

L’Art serait-il le reflet d’une époque ?



La conservatrice du Musée des Flandres à Cassel, Sandrine Vézilier, se propose de mettre en regard connaissances scientifiques  et exécution plastique.  A travers diverses représentations, la commissaire d’exposition évoque une véritable mémoire culturelle.

Son expertise – effectivement - ouvre des pages de connaissance à savoirs multiples, dépasse les  frontières de l’évidence.






Développements… L’époque contient toujours l’essence de son esprit.

Pour le dire autrement, une représentation ne peut être séparée de son auteur. Lequel a pour horizon la science et les savoirs dont il dispose.

La question étant de savoir comment lire une iconographie d’allure simple où un animal – en outre, si bien représenté – ne semble donner à voir que lui-même...

De fait, ce qui est assez extraordinaire, évoque-t-elle, c’est de constater qu’il n’en est rien.

Car enfin, à l’époque où l’on pensait pouvoir parcourir quatre continents et guère plus… Voyager. Observer des animaux n’était chose ni aisée ni courante.

Certes, pouvait-on s’inspirer des ménageries royales.  Ou encore, le peintre pouvait-il s’appuyer sur des planches scientifiques.  Illustrations, certes remarquables, mais comportant des souriantes erreurs. Parmi elles, des phoques aux nageoires improbables, des insectes chimériques ou encore des coquillages de belle imagination.



Néanmoins, il serait tout aussi erroné de tout moquer. Dans un dix-septième siècle où les sciences, la curiosité, le désir de découvrir le monde jouent des rôles non négligeables, le microscope fait des adeptes. L’exotisme laisse place à de belles explorations et à de réelles observations, prodiguant aux peintures d’insectes  un réel intérêt scientifique.

16 novembre 2016 Musée d'Histoire Naturelle de Lille






mercredi 25 octobre 2017

De l’épaisseur d’un livre.


Au détour d’un instant las, quand le mirage du monde a fini par aveugler, quand le carburant du jour a brûlé sa dernière lueur, quand le plomb leste du sourire coule à pic et la fatigue ride la surface des pensées, quand – enfin - l’envie grimace et le désir demeure sur-place, restent les livres.
Pas seulement la violence des lignes dissolvant la glu - ce sécateur des mots brisant le cadenas des clôtures - pas seulement Marguerite Yourcenar et son sublime œuvre au noir où…
« Une oie égorgée criaillait dans la plume qui allait servir à tracer sur de vieux chiffons des idées qu’on croyait digne de durer toujours. »* 1 où « Les tuiles laissaient passer la brume et les incompréhensibles astres. »
Pas seulement ce glaive des mots dont la lame scalpe l’acier et heurte l’abjection de couleurs au zénith,
mais les pages… d’une œuvre comme « l’homme qui rit », la finesse d’un Victor Hugo…
Ces feuillets volants sous le segment des doigts, ce papier soufflé à l’épaisseur du temps ; Le tourbillon des fibres où les humaines déceptions craquent, tremblent et vibrent.
Subtiles touches où le frôlement est un rempart, la douceur sépia une compagne de fêlures, où le souffle de l’air chahuté par l’effeuillage habille les solitudes de présence.
 Volume invincible où l’on peut puiser, savourer, chercher, s’évader, flâner sans jamais s’égarer.


Une tablette pourrait-elle jamais remplacer les volumes des bibliothèques ?


oooooooooooooooooooooo

samedi 19 août 2017

Offrandes à la pensée, Dorian Astor, dictionnaire Nietzsche


Dorian Astor, Les bibliothèques idéales 

Lors de la présentation du dictionnaire Nietzsche au Goethe-Institut de Paris avec Dorian Astor, Jean-Luc Barré, Raphaël Enthoven, Mériam Korichi, Enrico Müller, Arnaud Sorosina et Léon Wisznia, Il y avait un jeune homme nerveux, brûlant d’angoisse,  très touchant.  Ce dernier, se leva d’un bond,  n’osant pas poser sa question, n’ayant de cesse que de se confondre en excuses, bafouillant des explications, baissant la tête, ne parvenant pas exprimer le fond de sa pensée, s’excusant mille et une fois de son autisme, se reprochant indéfiniment de ne pouvoir retenir le nom des intervenants, lesquels, devinrent : pour Enrico Müller, « L’homme assis sur la chaise noire. »… Raphaël, « L’autre assis sur le fauteuil vert. » ou encore Dorian « Vous, assis à côté de l’homme sur le fauteuil vert » ; belle leçon d’humilité, s’il en était besoin… Enfin, après moult efforts et plus encore d’encouragements, ce dernier parvint à formuler son excellente interrogation. Il s’agissait – en effet - de comprendre quel lien unissait des interventions aux thèmes très éloignés les uns des autres et aux contenus – en apparence - très différents.
Silence religieux dans la salle.
Après avoir écouté la réponse, non sans regarder tout autour de lui, bouger les bras, n’y tenant plus, le jeune homme saisit son sac tout de go et se dirigea précipitamment vers la sortie. Dorian, contrant la fuite d’ombre et d’angoisse,  l’arrêta avant qu’il ne sorte et compléta sa réponse.  
De fait, le corps anxieux se posa et resta jusqu’à la fin.
La sensibilité est sans artifice.
Il y a eu, ce jour-là. A cet instant précis. Au cœur de l’échange. Un hommage à la fragilité, entre ciel et grâce. Un pur espace de  délicatesse. Une offrande à la pensée.



Dorian Astor et Mickaël Foessel



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mardi 11 juillet 2017

Vauban, le premier promoteur d'une guerre propre ? par Florence Raymond


Habit de remouleur 
Nicolas de Larmessin -1632


Que connait-on de Vauban ?

Les citadelles pentagonales ?  C’est entendu.  Vauban, nous rappelle la conservatrice Florence Raymond, est un ingénieur militaire hors pair.  Chose connue, l'étrange personnage a révolutionné l'Art du siège en théorisant l'usage des citadelles étoilées munies de casernes ; perfectionnement tout en force et défense des forteresses bastionnées italiennes.

Mais il y a mieux dans le domaine de la lutte.
Fait historique moins notoire, une grave blessure au visage pique le stratège d’un vif sentiment de fragilité. Conscient de ses responsabilités, Vauban devient alors le promoteur d'une guerre sinon dénuée de pertes humaines, au moins les minimisant considérablement. Autrement dit, l’architecte militaire érige les premiers contreforts  de la guerre propre.

"La sueur de ceux qui creusent plutôt que le sang du soldat au combat.", affirme-t-il dès lors.

Bien évidemment, cette manière d'aborder le conflit - par la construction d'une double ceinture de fer, la défense du pré carré,  par l'utilisation d'un travail de "sape", par l'usage, donc, de techniques réduisant à minima les corps à corps glorieux, - manque singulièrement de panache. Raison pourquoi, la noblesse désireuse de s’illustrer tente de discréditer l'empêcheur-de-tuer-en-paix en n’ayant de cesse de s’opposer à ses desseins.

Heureusement protégé par des victoires à répétition, Vauban n’en a cure.

Il insiste même et poursuit avec vigueur le combat des indignités humaines.

Inventeur du code "jaune" afin de prévenir les accidents en signalant les zones en travaux, le maréchal de France pousse encore plus fort l’extension de l’équité en échafaudant des théories subversives. Pensez donc. Le gentilhomme s’est mis en tête de nourrir les plus démunis et s’évertue à  vouloir réduire la misère dans les campagnes.  Son plan consiste à développer l’élevage d’animaux à croissance rapide, et à gestion peu coûteuse, en l’occurrence celle des porcs. Il entend également rendre l'alimentation des français plus équilibrée. Cela passe par la plantation de fruitiers le long de la ligne de défense afin de protéger le soldat tout en le fortifiant physiquement.

Enfin, le séditieux propose l'application d'une nouvelle forme de "Dîme Royale",  fiscalité répartie à raison de 10% des revenus pour tous, y compris les puissants.


Vision d'une pression financière plus équitable et finalement, éminemment moderne.









 Article Amis de Musées de Lille :



Objets particulièrement encombrants, les plans-reliefs ont, à plusieurs reprises, bien failli disparaître.

Heureusement, ces maquettes cartographiques, en réalité davantage  destinées à matérialiser  les victoires - des trophées donc - plutôt que des supports pouvant asseoir des tactiques militaires et affiner les plans de bataille - ont pu traverser les siècles.

Ces reproductions très précises, très fidèles au relief du territoire, représentent une prouesse technologique impressionnante : 1 à 5 ans de travail chacune, des relevés par triangulation performants faisant des spectateurs  " les oiseaux du monde".

Vauban, nous révèle la conservatrice Florence Raymond, est un ingénieur militaire hors pair et un stratège atypique.  Chose connue, l'étrange personnage a su perfectionner l'Art du siège en s'inspirant des forteresses bastionnées italiennes,  en théorisant l'usage de citadelles étoilées  pentagonales munies de casernes. Perfectionnement majeur tout en force et défense.

Fait historique moins notoire, Vauban est également le premier promoteur d'une guerre propre, dénuée de pertes humaines.

"La sueur de ceux qui creusent plutôt que le sang du soldat au combat.", affirme-t-il.

Bien évidemment, cette manière d'aborder la guerre - par la construction d'une double ceinture de fer, la défense du pré carré,  par l'utilisation d'un travail de "sape", par l'usage, donc, de techniques réduisant à minima les combats, - manque singulièrement de panache au goût de la noblesse de l'époque.

Plus anecdotique, Vauban rédige des théories afin de rendre l'alimentation des français plus équilibrée. Promeut la plantation de fruitiers le long de la ligne de défense afin de protéger les soldats et de les nourrir. Ou  - encore - propose l'application d'une nouvelle forme de "Dîme Royale",  fiscalité mieux répartie, touchant tout le monde, y compris les puissants. Cette vision d'une pression financière plus équitable est, finalement, éminemment moderne.

Vauban est enfin l'inventeur du fameux code "jaune", un marquage des zones en travaux devenu universel.

Vidéo passionnante - Arte 

mercredi 22 mars 2017

Hubert Reeves, l’ultime guerrier de la déraison ?



Nicolas Martin et Hubert Reeves 
 25-02-17

L'homme, par son extrême intelligence, ne constitue-t-il pas le plus grand danger pour sa propre survie et la préservation de la planète ? 
Où en sommes-nous ? 
Qu'est-ce qui vaut la peine d'être sauvé ?

L'astrophysicien Hubert Reeves - droit dans ses arguments et solide dans ses convictions - affronte en compagnie de Nicolas Martin ces questions épineuses où les bataillons des intérêts particuliers et ceux des égoïsmes aveuglants, accompagnent implacablement l’économie guerrière actuelle… Ce qui frappe chez cet infatigable militant du cœur, c’est son indécrottable optimisme : son refus de s’abandonner aux affres d’un défaitisme légitime.

Certes, si l'on se place du point de vue de la planète, la situation est-elle catastrophique, reconnait-il bien volontiers. Mais faut-il pour autant abandonner le combat ?  Pour nos enfants et petits-enfants, ne vaut-il pas mieux refuser – justement - cet inéluctable arrangeant ? Face à une situation glaçante, ne devons-nous pas combattre avec ferveur ? Demeurer opiniâtrement optimistes ? Nous interdire de baisser les bras ?

La science – contrairement à l’objectivité reçue – n’est pas le terrain de la vérité mais le champ du plausible. Sa force réside dans ses capacités de questionnement, ses raisonnements longs, ses remises en question incessantes. Ses réflexions. Ses refus des évidences. Ses arguments catégoriques. Sa logique de résistance prouvant ses affirmations, pouvant contrer l’arbitraire. Disant non.
Ne serait-il point dommage, interroge le regardeur du ciel et l’observateur lucide de la terre, de perdre ce qui nous fonde en humanité ? D’anéantir nos capacités de raisonnement, d’effacer notre propension à nous émouvoir, d’éradiquer notre inclination à aider les plus faibles ?

Puisque nous sommes les champions de la pensée abstraite, défendons les trois essentiels de l’humanité...  


Nicolas Martien et Hubert Reeves 
photo Virginie Le chêne parlant 25-02-17

Élément stupéfiant numéro un - évoque avec une passion contagieuse Hubert Reeves - notre capacité de création inédite : L'art et la Culture.
Deuxième élément stupéfiant : La science.
Troisième matière à stupéfaction : La compassion.

A-t-on déjà vu – en effet – d’autres animaux se préoccuper à ce point de l’autre ? Jusqu’à souffrir ? S’anéantir ? Se sacrifier pour lui ?

Ne serait-il point dommage - la question, au vrai, est là - de perdre cette mutation animale inédite ?  
            Cette déviance humaine, 

                                   ce syndrome envahissant du cœur et de la déraison ?






lundi 13 février 2017

Anne Boissière - L'Art du sentir.



Anne Boissière- Cité philo - Photo Virginie Le chêne parlant 12-11-16


Evénement Cité Philo
Merci à Gilbert Glasman de ces échanges amicaux.



     L’écoute, la réception, l’abandon aux sens sont vécus comme lieux de l’inutile, instants où la passivité offre un paysage sans intérêt à perte de temps.
Comment, dès lors, provoquer des partages affectifs ? Comment sentir l’espace ? Allumer l’étincelle du vivant ? Comment voyager en terre de saisissement ? Convoquer cette lueur clandestine où bouillonnent les vapeurs sensitives ?  Spirituelles ?
La  Directrice du Centre d'Etude des Arts Contemporains, Anne Boissière, bat la pensée au rythme de l'émotion, de la finesse et de l'affectivité, voit le mouvement comme principe de résonance, de vibrations.
   Place au saisissement.
      Plein des dimensions primitives de pensées, on se laisse gagner par de salutaires arrêts sur vitesse.
 Pause. 
        Enfin, se poser. Se reposer. Etre là.


                    Anne Boissière- Cité philo - Photo Virginie Le chêne parlant 12-11-16



Traversée :
Walter Benjamin voit dans la « Narration », un mode de communication : le lit d’un partage affectif, tout en rapport à l’autre.  Accordage.  Contact.
La réunion d’une communauté.
La narration organise une relation entre les hommes, évoque la professeure d'esthétique à l'Université de Lille 3. Le narrateur écoute et transmet, fait part de son vécu et de ce qu’il ressent. Organise une relation langagière effective, un « champ de présences » , une tonicité où la pulsion des mots est une impulsion vers l’autre.
     Effectivement, les mots du poète sont la preuve d’une certaine unité cérébrale... L'essence d'un texte peut enivrer. Montrer, guider, ouvrir tout en fermant les yeux.

Voyage vers l’ici où la parole est humaine et la pensée saisissante.
 Là où le roulis du texte peuple l’instant d’instants. Là où l’on ne se préoccupe ni de faim ni de soif. Là où le moment vous emmène avec soi et vous tient par l’esprit. Des flots d'images adviennent.  Le courant emporte.


        Gagne en partage d’instants.  Nous rend tout-à-fait ensembles, présents à autrui.









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mercredi 1 février 2017

Edward Hopper - La texture acide de la modernité


Self Portrait By Edward Hopper (Domaine public)


« Quels sont mes rêves ? Je ne sais.
 J’ai déployé tous mes efforts pour arriver à un point 
Où je ne sache plus à quoi je pense, à quoi je rêve,
Ni quelles sont mes visions.
Il me semble que je rêve de toujours plus loin,
Et de plus en plus le vague, l’Imprécis, l’invisionnable. » 
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, p 262. 


Edward Hopper - Nighthawks (Domaine public) 


Wanderer’s Nightsong de Johann von Goethe est une des poésies préférées de Hopper,  souvent lue à voix haute  :      Hopper - gas

"Sur tous les sommets tout
Est tranquille maintenant,
Sur toutes les cimes d’arbre
Ecoute, toi
A peine un souffle ;
Les oiseaux sont endormis dans les arbres :
Attends, bientôt comme ces derniers
Tu te reposeras."
Edward Hopper –
Lumière et obscurité 1) p 162-163.


Guinilla Lapointe

Le mouvement de la modernité implique puissance, agitation, vitesse, grandeur, technique. L’interprétation du siècle réduit à son hubris pour être vraie est un peu courte.   
L’effet contemporain réside dans l’expansion du tout possible - à grande échelle. La modernité procure un effet original : celle d’une vie auto-réalisatrice. L’idée d’une intelligence créatrice du chemin qu’elle emprunte, d’un individu obsédé par la construction de son destin, architecte de son avenir – du fatras vous accompagnant jusqu’à la mort, communément appelé « Vie ». 


Vidéo pédagogique sera désactivée ou enlevée sur demande.

Conférence de Gunilla Lapointe (pardon pour l'écorchure du prénom dans la vidéo) du 16/12/12
donnée à l’Auditorium du Musée des Beaux Arts de lille (PBA)
intitulée : « Invitation à l’Art : Edward Hopper. »
Merci à Gunilla Lapointe pour cette gracieuse conférence
ainsi que son élégant accord à la mise en ligne des vidéos. 
Merci également à la Présidente des «Amis du Musée »

Naturellement, métamorphoser l’imaginaire rêvé en réalité sonnante et trébuchante, bâtir la pyramide de son ambition sur les bases de son libre arbitre, relèvent d’un morceau de bravoure.
L’entreprise réclame une énergie phénoménale – une hardiesse – un vouloir incommensurable.
Aussi l’infortuné ne ménage-t-il pas ses efforts pour gravir l’Everest de sa liberté, c’est-à-dire non seulement décider de sa voie mais dessiner son chemin, faire advenir ses  idées de grandeur. Sa folie consiste à se dissoudre tout entier dans l’obsession de ses perspectives, de self-made-man le voici devenu self-made-avenir – esclave de lui-même, il s’abandonne aux renoncements, creuse sans relâche, pousse inlassablement le granit de ses désirs. Le projet nécessite une ascèse stricte. Un travail rigide – sans s’écarter d’un régime déraisonnable - intégral. Qu’importe, puisqu’au bout de l’horizon brille la lueur du lendemain rêvé.    

La réalité pour Hopper, c'est la reconnaissance à 42 ans, c’est passer par des ébranlements. Des univers d’espoirs, des empires d’idéaux. Des assurances de réussite ont tremblé, la flamme d’un individu maître de sa vie s’est chaque année étouffée un peu plus ; le travail dans l’illustration commerciale l'a vieilli prématurément. 3)
Ses tableaux se chargent d’émotions ;
les contingences le rattrapent – et vite.

Edward Hopper connaît les réalités humaines. Le mythe du bonheur accessible par le travail. Les répliques récurrentes lourdement négatives prononcées par les prescripteurs 2)… Lesquels, sensibles aux profits se détournent du type n’étant pas quelqu’un. 
Les bons conseils – sans doute – des peintres de galère ne tarissant pas de : « Tu devrais, tu aurais dû. Ça aurait été mieux si… »
Comme si Hopper n’était pas le juge plus dur, le plus impitoyable, de son propre travail. Comme si chaque détail, chaque cadrage, chaque lumière n’avaient pas été pensés, calculés, mesurés, soupesés. Comme si bourreau de lui-même, l'artiste n'avait eu de cesse de remettre son travail de douleur à plat. 


Edward Hopper - Bleu soir (Domaine public)

D’abord en 1914, ce « Soir bleu » tout de vibration, tout de sensation rimbaldienne*, auquel Edward Hopper tenait tant. (Le site "Artifex in opere" de Philippe Bousquet en propose une analyse très détaillée.)

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,1914_Soir_bleu-leger.jpg
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue,
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irais loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, heureux comme avec une femme.

Arthur Rimbaud, 1870.

Toile incomprise – retrouvée après sa mort, roulée – cachée - enfouie dans l’atelier.
Le peintre s'y est représenté de dos, nous indique l'historienne des arts Gunilla Lapointe, entre le couple de demi mondains à droite, le souteneur à l’extrême gauche. Devant lui, j'ajoute un clown de mascarade à peine sorti du spectacle de cirque auquel il participe, à sa gauche un artiste - Vincent Van Gogh ?... La ressemblance est frappante, tout de sensibilité de coeur - inadapté au monde. Sans oublier cette prostituée plantée, brillante et inconvenante – si proche de l'artiste n'osant pas, coincé, puritain -  et si lointaine.

Ces refus, ces échecs ne rendent pas plus fort … Mais peu à peu ont eu raison des exaltations créatives du peintre. 4) Le hasard d’un critique – légèrement plus sagace – n’y change rien. Le mal est fait. Edward se montre chaque jour un peu plus taciturne, plus détaché, toujours plus lucide, encore plus insensible. Il ne peindra guère plus qu'une ou deux toiles par an à la fin de sa vie. 
Mais il n'en est pas encore là, pour l'heure, Hopper entre dans une clairvoyance glaçante.  



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1929 Chop Suey
Les diagonales sont des verticales abyssales. 
L’image de ces êtres animés de fixité – exténués. Que leur manque-t-il ? Ont-ils perdu leur âme ?
Cette absence. Ce silence. Ce détachement. Ce lugubre surgissement du quotidien.
Ces personnages – miroirs d’eux-mêmes – en pointillé, que possèdent-ils ?
Hopper peint... La même toile, toujours, encore...
La vie inconsistante, l'existence indigeste.

Pour pédagogie. Sera retirée sur demande.

 «Je ne sais pas si j’aime les êtres humains », dites-vous en 1935 au moment où vous peigniez « House at Dusk »*.

Hopper continue... 1940 Gas à la tombée du jour.
Les trois divinités au pied desquelles l’homme s’incline. Ces pompes sphériques derrière lesquelles le pompiste confesse sa détresse sont des impasses, des sens interdits. Sans espoir. 

Vidéo :


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« La tombée du jour.
Un moment de calme dans un travail harassant, épuisant.
La banalité de la vie.»
Guillia Lapointe.


En 1942 Night Hawks...



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Chaque client porte en lui des songes de marbre – surface lisse – dense. Leurs regards vitrifiés par toutes ces possibilités qui ne se sont pas réalisées sont dénués d’agitation, d’émotion. La perspective d’une vie légère, ce libre arbitre, qu’en reste-t-il ? Le quotidien a pris des semelles de plomb. Le réel a tué le possible, conduit vers aucune fusion – aucune réciprocité – aucun partage – aucune participation  - aucune relation. Chaque placidité, enfermée dans son inquiétude a l’œil  penché sur le vestige de ses espérances. 



ou le « culte du soleil nouveau », nous révèle Guillia Lapointe. Hopper s'y est représenté à gauche,  lisant la république de Platon.
L’ héliotropisme, ces personnes s’abandonnant à la chaleur d’un soleil – dans ce moment de pose et d’attente – ce groupe cherche un absolu sans perspectives. L’espace est vide. Tout est faux déserté, simple – encore plus simple – dépouillé – toujours plus dépouillé.
L’intensité sensible de la tromperie où l’impassibilité des vacanciers rend plus lisible encore leur impuissance – . Les transats sont des chaises de spectacle. Le rayonnement une projection , un formidable événement de lumière, une mise en scène.   
C’est un monde frappé de lumière,  désespéré, célébrant un soleil souverain sous lequel il s’abandonne. La foi renouvelée, une confiance absolue dans cette modernité radieuse et  glorieuse. 

Une révérence... rideau.


Edward Hopper - Summer Interior (Domaine public)

Le dernier acte tombe. La conquête du monde, toutes ces substances de la modernité, cette possibilité d’une réalité enchanteresse – aussi extraordinaire, belle, n’est plus qu’un lointain souvenir.
Les personnages d'Edward Hopper ont la justesse des comédiens perdant leurs masques. Leurs visages sont des avertissements. Libérés de leurs croyances modernes – inconsolables -  certains que rien ne peut vous libérer. Leur état est sans espoir … 

                Des résidus  n’attendant plus rien, 

            Leur tranquillité est l’ultime soubresaut des lignes brisées. 



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      * Gunilla Lapointe.

1) Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter – Parkstone international – Isbn : 978-1-906981-63-1
2) « (1913) Il était loin d’être le peintre qui avait le plus de succès et il n’était en rien une personne qui affectionnait la vie sociale. Son travail avait été rejeté par les jurys d’exposition où il avait été admis à contrecœur alors que ses pairs exposaient sans aucun problème. Il travaillait dans leur ombre, mais rarement en leur compagnie.  Il semblait chercher la clef du succès de tous ces peintres en allant là où ils trouvaient leurs sujets. Le monde de l’art américain offrait de nombreuses et diverses sources d’inspiration mais Hopper choisissait pourtant de marcher sur les pas de ces artistes. Il créait des tableaux qui laissaient la critique indifférente et ne se vendaient pas. Malgré la vitalité croissante du paysage artistique américain, Hopper devint un homme de 1.92 mètres invisible. Il continuait à passer inaperçu parmi ces peintres à succès. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 44.
« Février 1915 au MacDowell Club…
Coin de rue à New York reçut une approbation générale, mais Soir bleu fut Qualifiée telle une collection minable « … de Parisiens et buveurs d’absinthe endurcis ». La scène reflétait la débauche de la vie du demi-monde à Paris, la « Babylone moderne ». La francophobie ambiante annula toute valeur que le tableau aurait pu avoir en tant qu’analyse intéressante et émouvante de ses personnages… Aucun tableau ne fut vendu. Soir bleu fut enlevé et enroulé pour être redécouvert seulement après la mort de Hopper. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 50. 
 [vers 1920] : « Les membres du groupe du MacDowell, C.K. Chatterton, Sloan et les autres se réunirent pour organiser une exposition de leurs œuvres les plus récentes. … Cette exposition fut comme la précédente. Ce fut une déception. Il ne vendit rien. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 56.
3) […] Pendant qu’il travaillait comme un esclave pour Country Gentleman Magazine, la lassitude que Hopper ressentait vis-à-vis  de l’illustration sembla claire à l’éditeur de la revue, A. N. Hosking. Pour arriver à garder  le bon travail de l’artiste et tenter d’alléger sa frustration, il suggéra que Hopper change de moyen d’illustration pour l’aider à retrouver sa créativité. Il l’incita à essayer la gravure. 
[…] Ce nouveau procédé sembla revigorer son agitation créative…  […] On ne lui confiait jamais de grandes missions à cause de son incapacité à peindre le charme fragile des jolies filles et de son refus total de devoir se plier aux exigences des directeurs artistiques des grandes revues. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 56.
4) « (En 1921) … Alors que Hopper était debout parmi les ruines de ses anciens tableaux, un critique d’art du journal Tribune arriva par hasard et loua les vertus des gravures de Hopper qui étaient exposées sur les murs de l’Académie. Frank Rehn [vendeur de gravures] sentait que le travail de Hopper avait quelque chose d’intéressant mais il ne savait pas exactement quoi. Il accepta donc les gravures en dépôt. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 66.
P 67 : En 1923… deux gravures sortirent vainqueurs, gagnant le prix Logan de l’Art Institute (25 dollars) et le prix M. et Mme William Alanson Bryan…
P 86 : L’année 1924 fut une année magique pour Hopper. Son travail se vendait et tout laissait prédire qu’il pourrait enfin cesser de travailler dans l’illustration commerciale. 
P 166 : avril 1945… il répondit à la lettre d’un psychologue, Dr Roe, afin d’expliquer son travail. Hopper indiqua au sujet de ses critiques, entre autres :
« Ils n’ont pas une grande opinion de moi en tant que coloriste, ce qui, je pense, est juste si vous considérez la couleur en soi. Ils n’ont pas non plus une grande opinion de moi en tant que concepteur, ce qui, je pense, est juste si vous considérez la conception en soi. Cependant, ces dernières critiques ne me dérangent pas, car mon intention dans la peinture est loin de vouloir considérer la forme, la couleur et la conception comme une fin en soi. » 

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SITE   




Hasard du calendrier notre chère Adèle Van Reeth traite du mythe de la caverne de Platon,

Hopper, souligne Gunilla Lapointe s’empare de ce sujet, établissant un rapprochement avec le cinéma,  dès  1939.


 New York Movie, by Edward Hopper

Une belle occasion d’écouter « Les nouveaux chemins de la connaissance » et Monique Dixsaut.
Adèle Van Reeth et Raphael Enthoven       


 Adele Van-Reeth et Raphael Enthoven
   

 Le Gai savoir. Platon - le banquet.


Toiles en grand format de Hopper.
(Cliquer sur le titre de la toile en bleu.)

Sous un ciel brouillé.

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Emission d'Alain Finkielkraut - Réplique avec :

Hector Obalk, historien de l'art et critique d'art français
Didier Semin, professeur d’histoire de l’art à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts à Paris. Auteur

Hopper est-il un grand peintre ?     



Girl at Sewing Machine by Edward Hopper (Domaine public)
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La première élégie :

"Qui, si je criais, m’entendrait donc, d’entre
les ordres des anges ? et supposé même que l’un d’eux
me prît soudain contre son cœur, je périrais
de son trop de présence.
Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent,
de nous détruire. Tout ange est terrifiant.
         Du coup, je me contiens, je ravale le cri d’appel
d’obscurs sanglots. À qui, hélas, pouvons-nous
recourir ? Ni aux anges, ni aux hommes,
et les bêtes sagaces, flairent bien
que nous ne sommes pas vraiment en confiance
dans le monde expliqué. Tout juste s’il nous reste
un arbre ou l’autre sur la pente, à revoir
jour après jour ; s’il nous reste la route d’hier
et quelque fidèle habitude, trop choyée,
qui, de se plaire auprès de nous, ne repart plus.
         Et j’oubliais : la nuit, quand le vent chargé d’espaces
tire sur notre face – à qui manquerait-elle, la nuit désirée,
doucement décevante – peine et menace
pour le cœur solitaire. Est-elle aux amants plus légère ?
Ah, ils ne savent que s’entre-cacher leur sort.
         L’ignores-tu encore ? Que tes bras ajoutent leur vide
aux espaces par nous respirés, et les oiseaux peut-être
éprouveront l’air élargi d’un plus intime vol."

 R. M. Rilke, Les élégies de Duino, traduction et postface de Philippe Jaccottet, La Dogana, 2008, p.


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