jeudi 30 juillet 2015

Patrick Edlinger - La quête de l’absolu

Penser n'est-il pas un exercice de la lenteur ?



Cette balade dansée en "opéra vertical" permet de vivre l’intensité,  entre soi et les autres, tout en cohésion  - accessible  - en alliance avec un monde ascensionnel.

Un «  lieu de passage heureux du présent dans l’avenir » dirait Denis Grozdanovitch.



Pour approfondir :

La physique des équilibres de Patrick Edlinger à Etienne Klein. Acrosport.






jeudi 23 juillet 2015

Sourire vacances : Former un enseignant en 3 semaines, une archive d'actualité ?


Cliquer ici pour accéder à la vidéo.

dimanche 12 juillet 2015

A l’ombre des mots de Laurent Gaudé…Marathon des mots de Toulouse, avec Aurélie Jardel.


« Tu me regardais en souriant 
du fond de ta souffrance. »
Laurent Gaudé  
Dans la nuit Mozambique 1*




Que gardons-nous de notre présent ?

Un brouillard où les aiguilles pointillistes des émotions, des événements, des rencontres tatouent la plaie des rires et souvenirs au creux de sentiments brouillés. 
Peut-être ça – oui… Un léger parfum… aérien, subtil, fugace, celui du lointain qui remue et retourne.  Le charme d’un regard posé au centre de la chair, tout en gerçures vibrionnant de miel acide… Une Immensité greffée sur le pollen des souvenirs.

Il y a dans l’écriture de Laurent Gaudé la tristesse d’un présent perdu d’espérances. Un univers sans raccords où les personnages tourbillonnent au rythme du chant décalé de leurs solitudes. 

Les phrases courtes, rythmées de répétitions, quasiment dénuées d’adjectifs – anti-proustiennes oserait-on dire ?  - pulvérisent  la poussière des  « hommes que le néant avale » 2*, conduisent le lecteur de virages en flottements cristallins.
Le texte jeté sur la dalle du papier, tout en fluidité brute, nature, révèle « la présence des morts, là… en dessous. » 2*. C’est un saisissement. Les vies abandonnées aux bancs des gares foulent les terres dures d’une humanité ciselée au scalpel. Ames déchirées,  traversées par la « gamme des sentiments » 2*.  Palette d’écrivain  – comme aime à le dépeindre Laurent Gaudé -  irisée de mémoire. 

Laurent gaudé & Aurélie Jardel 

 Le Marathon des mots- Libraire L'autre rive -  27.06.15

Photo - Virginie Le chêne parlant 

« Beaucoup d’écrivains – évoque-t-il dans la vidéo présentée ci dessous - écrivent dans une espèce de phantasme de rétablir la mémoire sur des épisodes historiques oubliés ou des vies trop vite englouties et qu’on veut sortir du néant. » Il s’agit, ajoute-t-il, de « Remettre un peu de lumière sur ces destins » 2* 
Toujours dans le cadre du  ‘Marathon des mots’ toulousain,  rencontre organisée par Aurélie Jardel  de la librairie ‘L’autre Rive’ et consacrée à son dernier roman « Danser les ombres. », l’auteur confie à cette dernière :
« Creuser, voir, ce qui - à travers les épreuves - touche l’homme face à la tragédie. Le chant de ceux qui sont mis à mal par le malheur. » 
« C’est la voix endeuillée du tragique qui m’intéresse… C’est mon petit territoire à moi. » 2*

Avec brio, l’écrivain décrit … les fêlures des « morts qui chevauchent les esprits » 3 *.   Combat de « ceux qui s’arc-boutent pour rester debout, ceux qui continuent à croire à la fraternité et à la possibilité de l’amour.  ” 4*



Photo : Marcin Sacha - Art Limited



Citons dans la droite gamme des nuances éclatantes… de fugaces espoirs, satinés de féroces envies d’en sortir, ternis de violence. Le cas de Josephine Linc. Steelson, l’une des héroïnes d’Ouragan hante de suite l’esprit du lecteur : 
« Moi, Josephine Linc. Steelson, fatiguée d’être vieille, je voudrais finir au vent, éparpillée. » 6*
p 61 :

Ou encore ce passage issu de « La nuit Mozambique » intitulé « Sang Négrier » où la déferlante du réel esclavagiste réduit l’autre - l’homme - à l’état d’objet, brise l’humanité en mille tessons de poussière.

 « Nous chantions sur le pont, sans entendre, sous nos pieds, les dents des nègres qui crissaient et leurs fronts qui frappaient le bois des poutres. » 5 * p 17.

« Aujourd’hui que j’y repense, leur désir de quitter le pont du navire me semble absurde. J’en sourirais presque. Où comptaient-ils aller ? S’imaginaient-ils vraiment pouvoir disparaître dans cette ville qu’ils ne connaissaient pas ? A moins qu’ils n’aient pas pensé à tout cela. A moins qu’il ne se soit agi que d’une sorte de réflexe de survie. Quitter ce navire. Simplement cela. Quitter ce bateau qui les menait en enfer. Quitter cette cale où ils vomissaient depuis des semaines les uns  sur les autres. Descendre. Courir droit devant eux. C’est cela, sûrement, qui les a portés. Mettre le plus de distance entre eux et le bateau. Rien de plus. » 5* p 20-21.

A la justesse du ton, s’ajoute une forme de poésie brute, émouvante, mélange d’une observation sans concessions - efficace du réel - au miroir de l’insignifiant : lieu de l’ordinaire, du banal, du rien. Au détour d’une ligne, d’un fait, bruisse un minuscule  tintement… Ecoutez… L’imperceptible présence d’une intériorité fracassante.    

 Laurent Gaudé 
 Le Marathon des mots - Toulouse - Libraire L'autre rive
27.06.15    Photo - Virginie Le chêne parlant

« Je sens à quel point mon écriture se nourrit de cette émotion, de cette colère là. » souligne encore Laurent Gaudé dans la vidéo.

Peut-on mieux dire ? Effectivement, les vivants – eux, nous, vous, on, - dansent à l’ombre des mots… Vécu poisseux clouant la vie sur la croix de l’amertume.  Il reste des traces. Des témoignages.   

« J’avais rêvé, souvent, à cet hôtel. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose de désuet et d’imposant, comme un peu de gloire passée qui semblait coller encore aux murs. » 5* p 68.



Des impressions tissées avec la fibre des émotions, inscrites en toutes lettres. Peut-être - sans doute - une merveilleuse métaphore de l’écrit : 

 « J’ai gardé toutes les nappes.
- Les nappes ? Répéta l’amiral sans comprendre.
- Les nappes en papier sur lesquelles nous avons mangé ces soirs-là. Je les ai toutes gardées. Regardez. Elles sont toutes là. Je les ai même datées, chaque fois. Tenez : « 8 août 1969. » Et celle-là : « 3 juin 1978. » C’est la dernière. Vous voyez, ce n’est peut-être pas grand chose, mais il reste cela. »
    L’amiral resta bouche bée. Il lui fallut du temps pour sortir de sa stupeur. A l’instant où Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule : désir dérisoire de conserver ce qui ne peut l’être. Mais maintenant, il se penchait sur les nappes, il les parcourait du regard, du doigt, et l’émotion le gagnait. C’était une sorte de cartographie de leur amitié qu’il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre que l’on renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue au bout des doigts. C’était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres. Une foule de nappes. 
    Le souvenir de toutes ces conversations était là, sur ces papiers salis…
Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Et rien de plus ». 5* p 146-147.

Laurent gaudé & Aurélie Jardel 
 Le Marathon des mots- Libraire L'autre rive - 27.06.15
                                                     Photo - Virginie Chrétien - le chêne parlant 

Ajoutons enfin  le décalage… 
N’est-ce point là l’œuvre de l’écrivain de talent ? 
Etirer – à l’infini d’un paragraphe - cette brisure de symétrie entre la peau d’une vie faussement lisse et la profondeur invisible de la marge ? Révéler l’ampleur des sentiments contradictoires, des impossibles, des gains, des pertes – bref, l’ampleur d’une psychologie complexe, intrigante, fascinante – tapie sous les traits de l’anonyme ? Passant banal sur lequel nous ne nous retournerions pas dans la rue ?
                    Vous, eux, moi… 

Présent éperdu…
« O le long baiser qui dure et soulève les vies, balaie la poussière de nos errances. Il ne bouge pas. Il sent ses lèvres qui effacent sa vieillesse. Ses lèvres qui effacent les peurs inutiles et la fatigue de vitre. Il la serre dans ses bras. Par ses simples lèvres, elle balaie les nuits pesantes toujours renouvelées. Son parfum l’entoure et l’odeur du pétrole glisse loin de lui. O le long baiser qui ne s’arrête que pour recommencer et qui cloue la nuit au silence. » 6* p 159.

                          
                                 Sous la surface des brisures à ciel fermé, à côté,  - palpitantes là et plates au commun - se déploie la superficie abyssale des blessures souterraines. 

                                                        La puissance de l’être.
                                                   Toujours davantage que ce qu’il paraît…





Photo : ? 


-----------------------------


Notes de bas de page



1 * « Tu me regardais en souriant du fond de ta souffrance. », page  76 
Laurent Gaudé – Dans la nuit Mozambique – Actes Sud – 2007
ISBN : 978-2-7427-6781-6

Il faut « danser les ombres ».





2* Vidéo : Rencontre à la librairie « L’autre Rive » avec Aurélie Jardel dans le cadre du « Marathon des mots ». Toulouse. Le 27 juin 2015.

 Quelques fibres laissées à la dérive sensible de l’auditeur…


Un roman, c’est « un mariage entre un sujet objectivement riche et ce qui fait vibrer en moi un certain nombre de thèmes. »

Creuser, voir ce qui - à travers les épreuves - touche l’homme face à la tragédie. Le chant de ceux qui sont mis à mal par le malheur. 
C’est la voix endeuillée du tragique qui m’intéresse… C’est mon petit territoire à moi. 

J’aime bien aller chercher des personnages qui sont dans une forme d’ambivalence. On est tous traversés par la totalité de la gamme des sentiments… 

La beauté du geste citoyen qui continue à s’intéresser au collectif, au groupe, au destin d’une ville.

Je suis toujours revenu de Port-au-Prince non pas accablé mais chargé d’énergie.

Une société sans classe moyenne, c’est l’enfer. La classe moyenne,  c’est la classe qui permet l’ascension sociale. A Port-au-Prince elle n’existe pas et donc… tout est révoltant.  Il y a une proximité entre l’argent et la misère qui est absolument insupportable…  

A Port-au-Prince, on sent la présence des morts.

Qu’est-ce qui reste pour évoquer la mémoire de ceux qui ont disparus ?
Dire sa douleur… Les mots sont le dernier refuge.

Question de la mémoire par rapport à la littérature…
Le geste d’écrire…
Beaucoup d’écrivains écrivent dans une espèce de phantasme de rétablir la mémoire sur des épisodes historiques oubliés ou des vies trop vite englouties et qu’on veut sortir du néant. Remettre un peu de lumière sur ces destins ;

Il y a un ver dans un poème de Du Bellay 

« Ne suis-je pas Morel, le plus chétif du monde ? 
Morel… c’est un peu … « Comme un grumeau dans le ver »
A un moment donné Du Bellay a eu envie de citer le nom de son ami.
Et du coup ce Morel là est monté dans la barque de l’immortalité. 

http://www.cndp.fr/archive-musagora/muses/musesfr/dubellay.htm

Essayer de saisir les hommes que le néant avale. Et de les sauver… Une écriture qui sauverait de l’oubli.

Quand Malraux écrit les conquérants c’est pour qu’on se souvienne des insurgés de Shanghai 

L’idée que l’écrivain en écrivant ce livre va faire acte de mémoire.

Port-au-Prince qui veut faire peau neuve… Il ne fallait pas que l’image du séisme chasse les entrepreneurs… En janvier 2013, le jour anniversaire du séisme, on a assisté à un déguerpissement… les autorités ont rasé de manière violente et brutale les camps de réfugiés de la place Sainte-Anne.

C’est des vies sur lesquelles le sort s’acharne, des vies broyées successivement par deux coups.
Le phantasme de sauver quelque chose avec l’écriture.

Je sens à quel point mon écriture se nourrit de cette émotion, de cette colère là. 

Ca touche une corde qui est celle de l’écriture.


3 * Toulouse marathon magazine – juin 2015

Interview : Karine Papillaud.
Karine Papillaud : « Le terrain du monde est-il, selon vous, celui de l’écrivain ? »
Laurent Gaudé : « Un des grands privilèges de l’écriture c’est d’être ouvert à tous les genres de sentiments, se mouvoir dans tous les milieux et côtoyer le plus haut et le plus bas de l’échelle sociale. L’écrivain doit pouvoir se promener dans la société tout entière et parler à partir de quelque point du monde ou quelque rencontre qu’il fasse. On ne doit pas réduire son cercle de regard. Le propre d’une société libre est justement de permettre cette circulation de l’écrivain, du journaliste aussi, sans leur interdire des territoires.

K.P : « Témoigner du monde, en être partie prenante, n’est-ce pas déjà une forme d’engagement politique ? »
L.G. : «  Je place très haut la politique, elle porte le destin des hommes, leur liberté. La question de l’écrivain engagé est compliquée : si être engagé  signifie agir sur le monde, je ne le suis pas. Si en revanche, on appelle ainsi les écrivains qui ont à cœur de plonger dans le tourment du monde, alors oui, je me frotte au monde mais comme spectateur, pas comme acteur. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour ceux qui sont entièrement dans l’action. Moi j’ai aussi besoin de silence, de me « laisser remplir ». S’affrontent en moi ce besoin de retrait et ce désir d’embrasser le monde. »


4* Laurent Gaudé – Danser les ombres – Site de l’éditeur Actes sud
“À Port-au-Prince, le promeneur est sans cesse bousculé d’un sentiment à l’autre. La laideur, la violence, les détritus, le désespoir, tout cela côtoie, touche, embrasse le sourire, la grâce, la dignité. Il y a dans cette ville une tension, un rythme qui m’a fasciné parce qu’il fait écho à celui de ma phrase. Tout est sec et rapide et en même temps l’épopée et le lyrisme ne sont jamais loin. Tout va vite à Port-au-Prince. Le bruit est partout. Le chaos vous saute au visage. Mais la réalité désamorce sans cesse vos attentes et vous offre, au moment le plus inattendu, un instant de grâce. J’aime ces mariages des extrêmes. Tout est là. Tout est possible. Et puis, il y a le peuple de Port-au-Prince qui fait, chaque jour, un effort prodigieux pour vivre. Car rien n’est simple, rien n’est aisé. C’est cela que je veux faire entendre dans mon roman : le rythme de Port-au-Prince. Sa frénésie permanente. 
J’ai écrit Danser les ombres pour raconter la vie courageuse, têtue, obstinée, de ces hommes et de ces femmes qui luttent chaque jour contre la dureté de la vie. Lucine, Saul et tous les amis qui fréquentent l’ancien bordel chez Fessou s’accrochent à cette idée : construire une vie animée par le désir. S’affranchir de la nécessité. Être libre et, pourquoi pas, heureux. 
J’ai écrit Danser les ombres pour parler du séisme, de cette force qui vient mettre à bas la vie des hommes et les laisse démunis, nus. Mais j’ai écrit Danser les ombres, surtout, pour faire ressortir la beauté de ceux qui luttent, même petitement, même dérisoirement, ceux qui s’arc-boutent pour rester debout, ceux qui continuent à croire à la fraternité et à la possibilité de l’amour.  ”
L. G

http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/danser-les-ombres

5 * Laurent Gaudé – Dans la nuit Mozambique, p 146-147
 – Actes Sud – 2007 - ISBN : 978-2-7427-6781-6

Passages choisis :

Sang Négrier
P 17 : Nous chantions sur le pont, sans entendre, sous nos pieds, les dents des nègres qui crissaient et leurs fronts qui frappaient le bois des poutres. 

[Courage de la fuite…  peut être une folie…]
P 20-21 : Aujourd’hui que j’y repense, leur désir de quitter le pont du navire me semble absurde. J’en sourirais presque. Où comptaient-ils aller ? S’imaginaient-ils vraiment pouvoir disparaître dans cette ville qu’ils ne connaissaient pas ? A moins qu’ils n’aient pas pensé à tout cela. A moins qu’il ne se soit agi que d’une sorte de réflexe de survie. Quitter ce navire. Simplement cela. Quitter ce bateau qui les menait en enfer. Quitter cette cale où ils vomissaient depuis des semaines les uns  sur les autres. Descendre. Courir droit devant eux. C’est cela, sûrement, qui les a portés. Mettre le plus de distance entre eux et le bateau. Rien de plus.

Gramercy Park Hôtel
P 57 : C’est la première fois que je te fais lire ce que j’écris. « Tu es un grand poète, Mo’.Un grand poète. Ils vont trembler en te lisant. »
Si tu savais, Ella. J’ai écrit depuis, plusieurs livres. Des années d’écriture et personne n’a tremblé, tu sais, personne d’autre que moi, dans la solitude de mes nuits.

P 68 : J’avais rêvé, souvent, à cet hôtel. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose de désuet et d’imposant, comme un peu de gloire passée qui semblait coller encore aux murs. 

P 72 : « Tu ne dois pas pleurer, petite Ella ! » Faites qu’ils ne meurent pas. C’est trop triste. Qu’ils soient jeunes encore, qu’aucune ride ne leur ait flétri le visage…


P 76 : Tu me regardais en souriant du fond de ta souffrance. 

P 82 : … et l’air déjà, manque à jamais. 

Le Colonel Barbaque.

P 90 : Que dirait-il s’il me voyait aujourd’hui, glissant au fil de l’eau, le corps plein des odeurs de son continent ? Je suis devenu noir ce jour-là. Lorsque le médecin a constaté le décès. Je n’ai rien dit. Je l’ai regardé une dernière fois. Je suis devenu noir dans la petite pièce étouffante de l’infirmerie où les malades toussaient comme des tuberculeux. Les nègres crèvent entassés les uns sur les autres. Ils crèvent d’êtres venus chez nous. Ils crèvent de subir cette pluie qui vous glace les os. Et d’obéir aux ordres de cette guerre dans laquelle ils ne sont pour rien. Ils crèvent là. Par obéissance. Et générosité. Et rien. Ni médaille. Ni merci. On constate leur décès avec la rigueur d’un gendarme. Renverra-t-on les corps aux familles ? Non. Ces nègres-là n’ont pas de famille. La patrie. Juste la patrie. Un cimetière municipal fera l’affaire. Je suis devenu noir en pansant que M’Bossolo allait avoir froid pour l’éternité. 

P 92 : J’ai toujours su que je n’arriverais pas à revenir des tranchées. Trop loin. Trop longtemps. Mais ceux qui m’attendaient avaient l’air de tellement y croire que je me suis laissé faire.

P 108 : J’ai vite su que nous ne pouvions que perdre, mais je n’ai rien dit. La victoire était de durer.

P 110-111 : Cette nuit-là, ils ont enterré la guerre. Tous les hommes ont été réunis côte à côte. Les femmes ont chanté les poèmes ancestraux de la terre puis elles leur ont fait boire à chacun le breuvage de la paix. Je l’ai bu – comme les autres. C’est un alcool qui enflamme le palais, une liqueur qui permet de revenir à la vie. Elle provoque une puissante poussée de fièvre dans tout le corps. Elle tue parfois. La tradition dit que ceux qui meurent sont ceux qui ne pouvaient plus revenir à la paix, ceux que la terre a brûlés, ceux qui sont allés trop loin. La liqueur les tue parce qu’ils appartiennent au vieux monde. Les autres suent durant toute une nuit. Le désir de tuer, la sauvagerie violente du combat, l’appétit de vengeance coulent hors d’eux. Le corps se libère du meurtre et ils renaissent calmement – acceptant les jours lents de la vie. C’est cette liqueur que nous aurions dû boire après les tranchées, tous, un par un – pour voir qui pouvait revenir et qui était déjà mort. 

P 113 : Je ne suis plus de ce temps. 

Dans la nuit Mozambique…

P 128 : Mais ma question est la suivante : pourquoi est-ce que le cœur de l’homme ne peut pas accueillir en son sein deux sentiments contradictoires et les laisser vivre ensemble ?

[Les nappes]
P 146 : « J’ai gardé toutes les nappes.
- Les nappes ? Répéta l’amiral sans comprendre.
- Les nappes en papier sur lesquelles nous avons mangé ces soirs-là. Je les ai toutes gardées. Regardez. Elles sont toutes là. Je les ai même datées, chaque fois. Tenez : « 8 août 1969. » Et celle-là : « 3 juin 1978. » C’est la dernière. Vous voyez, ce n’est peut-être pas grand chose, mais il reste cela. »

    L’amiral resta bouche bée. Il lui fallut du temps pour sortir de sa stupeur. A l’instant où Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule : désir dérisoire de conserver ce qui ne peut l’être. Mais maintenant, il se penchait sur les nappes, il les parcourait du regard, du doigt, et l’émotion le gagnait. C’était une sorte de cartographie de leur amitié qu’il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre que l’on renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue au bout des doigts. C’était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres. Une foule de nappes. 
P 147 : Le souvenir de toutes ces conversations était là, sur ces papiers salis…
Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Et rien de plus.



6* Laurent Gaudé – Ouragan 
Actes sud 2010 ISBN : 978-2-7427-9297-9

P 35 : … elle pense juste que ce sera dur, une épreuve de plus. Elle sait qu’elle va être éreintée encore, comme si la vie n’était que cela, et elle s’y résigne.

P 37-38 : Les chiens ont été bagués. Chacun va avoir son dossier et sera tracé. Ils sont montés dans ces camions douillets avec air conditionné et sont partis en direction de Houston. On les met à l’abri… Nous restons là, nous, avec la certitude qu’il n’y aura pas de camion pour nous, et les murs de nos cellules rient parce que nous sommes moins que des chiens.

P 57 : … une éclipse du monde. Un immense nuage noir a mangé le ciel. Le vent est sur nous. Je le reconnais. Le vent des ouragans qui ne se repose jamais, qui souffle de façon constante avec la même rage. Les arbres s’agitent dans la tourmente. Les branches plient, et comme le vent continue, elles finissent par craquer.

P 61 : Moi, Josephine Linc. Steelson, fatiguée d’être vieille, je voudrais finir au vent, éparpillée.

P 62 : A quel moment les choses ont-elles commencé à s’éloigner d’elle ? A quel moment a-t-elle commencé à mener une vie qui ne lui ressemble pas, qui lui fait horreur et la détruit tout bas ? 

P 121 : Au fond, se dit-elle, cette odeur tout autour d’elle, c’est celle de sa peur, la plus parfaite odeur du désespoir.

P 143 : J’écoute son silence à lui, l’enfant, qui ne dit rien. Le monde entier tient dans son silence obstiné. 

P 159 : O le long baiser qui dure et soulève le vies, balaie la poussière de nos errances. Il ne bouge pas. Il sent ses lèvres qui effacent sa vieillesse. Ses lèvres qui effacent les peurs inutiles et la fatigue de vitre. Il la serre dans ses bras. Par ses simples lèvres, elle balaie les nuits pesantes toujours renouvelées. Son parfum l’entoure et l’odeur du pétrole glisse loin de lui. O le long baiser qui ne s’arrête que pour recommencer et qui cloue la nuit au silence.  


8 *Laurent Gaudé – Cris
Actes sud, 2001 ISBN : 2-7427-4599-8

P 33 :… regarder ce ciel de suie. Une ou deux étoiles, à peine.

------------------------

Autres sites +