dimanche 22 mars 2015

Question de filiation – « Matière première » avec Raphaël Enthoven.

« Il ne faut pas voir la réalité tel que je suis. »
Nouveaux chemins de la connaissance 1*



Délos les ruines de l'eau - Gif Virginie Le Chêne parlant


« Omnia in omnibus », tout est dans tout.

Qu’est-ce qu’un livre ? Quand bien même fut-il dédié à la philosophie, quelle est sa « Matière première » ? 
Est-il le produit de la cogitation tenace – autiste - de son auteur ? Oeuvre issue de soi et rien d’autre, faisant table rase de toute culture ?
Est-il le fruit d’un « mentir vrai » 2*, de celui développé par Aragon ? 
Mensonge décalqué des géniales réflexions du chercheur ? Idées ployées à l’imaginaire exclusif de leur inventeur ?

Ou, à l’inverse, une grande œuvre ne serait-elle point plutôt le décalque à peine romancé d’une humaine vérité ? 

Qu’est l’écrivain ou le philosophe talentueux si ce n’est le faucheur solitaire de l’ADN du monde ? 
Voleur d’instants arrachés au ras des épopées ordinaires ? Piocheur de vies soufflées aux cendres du quotidien, accordeur de tonalités crépusculaires expirées sous le gravas des idéaux ?

Gustave Flaubert, par exemple - nous fait remarquer le philosophe Raphaël Enthoven - est pétri de ce mélange de « désarroi et de félicité – ou d’intérêt supérieur porté au monde ». 3*

Un « intérêt supérieur porté au monde », effectivement. 
Il est bien question de cette ouverture, cette réceptivité aux événements récupérés à fleur de peaux,  sensibilité d’auteurs dont les textes débordent sous les paupières. « La qualité d’une parole se mesure au taux d’ouverture qu’elle ménage, précise le philosophe. En cela Montaigne est décisif. » 
Évoquons Montaigne, donc…
« Quant à Montaigne, poursuit-il,  il me touche particulièrement quand il entreprend d’établir les conditions d’un dialogue entre les êtres, qu’il s’attache à montrer la façon dont les individus pourraient véritablement discuter entre eux. Dans « l’Art de la conversation », il démontre la force d’être convaincu par les arguments de l’autre plutôt que de convaincre l’autre grâce à sa faiblesse. Il pose alors les conditions d’un véritable dialogue entre les individus - il fait œuvre démocratique d’une façon extraordinaire. » 3*

Un trait montaignien incroyablement actuel, juste. Plus « vrai que nature », moins parce qu’issu de sa propre expérience qu’en raison des résonnements tribaux dont l’auteur des essais use. Récit palpitant de pensées antiques, battant de phénomènes évocateurs, d’idées anciennes dont les rapprochements inédits, originaux font émerger du neuf.
          Des textes « Donn[ant] à chaque instant la densité d’une mémoire. »  * 4


Chistophe Huet - peut-être.


N’est-ce point trempée de cette eau inspirée des pairs parfois jusqu’à l’asphyxie ou la noyade aride – ainsi en est-il, dit-on, de certains passages de l’Ethique de Spinoza - que la plume souveraine du philosophe encre l’horizon des idées ? Trait original brossé au charbon des penseurs et à la finesse d’un cil. 

Pour Raphaël Enthoven, 
Spinoza, « C’est le sentiment que le monde est tout entier ce qu’il peut être à chaque instant.». 
Spinoza – ajoute ce dernier – développe une qualité de l’étonnement… Un étonnement non soluble dans la conquête de la vérité. Un étonnement – perpétuel - qui est à lui-même sa propre fin.
Une sagesse. 
Cette idée là, c’est le sillage dans lequel j’essaie de m’inscrire. C’est-à-dire c’est Spinoza – Bergson. 3*

La philosophie, telle l’écriture, nécessite effectivement de passer les frontières de sa propre matière. Pages écrites à terres ouvertes. Chapitres crevant la méditation du singulier au scalpel d’une contemplaction 5* à ciel multiple.

 Et puis, il y a Roland « Barthes, c’est quelqu’un qui pérennise le provisoire, qui éternise le transitoire, il est Proustien jusqu’aux yeux.
Ce qui est beau dans « Les mythologies » ce n’est pas tant qu’il parle des années 50, parce qu’à ce moment là le livre serait obsolète… Ce qui est beau avec c’est, au-delà des années 50,  la façon dont il s’empare d’un objet – et le traitement qu’il lui inflige – la « sémioclastie barthésienne » -  permet justement de s’affranchir du contexte historique dans lequel il a commencé à travailler.  
Ce que Barthes enseigne c’est la façon dont une écriture littéraire peut transformer un objet – le décaducifier – le transformer en objet éternel et en cela il est proustien.
Le Barthes des années 50, est un Barthes marxiste, pris dans les contraintes de son époque dans les exigences de son temps.
Montaigne l’était lui aussi mais écrit les essais pour s’en affranchir. Montaigne ne parle pas de la Saint Barthélemy. 
Barthes est pris plus ouvertement dans les exigences de son temps. Reste que la façon dont Montaigne  convertit l’épisode de la Saint-Barthélemy en discours possible sur l’Art de discuter – justement - ressemble à la façon dont Barthes s’empare d’un phénomène daté pour lui donner une seconde vie. C’est-à-dire nous intéresser à lui séparément de l’époque qui lui donne le jour. En cela leurs démarches peuvent se ressembler toute proportion, dimension, ambition, gardées. »


L’écriture – philosophique ou littéraire – dans ce qu’elle a d’abrasif, de décapant, de déconcertant, d’intéressant brûle des braises de l'anti parti du moi, 

                                           Le multiparti du nous  


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Résumé Youtube :

3 – La filiation 

Virginie : En vous lisant, trois auteurs viennent à l’esprit : Montaigne et ses essais – Flaubert et son dictionnaire des idées reçues – Roland Barthes et ses mythologies. 
Vous sentez-vous « héritier » de ces trois auteurs ? Est-ce que ces 3 livres vous parlent ?

Raphaël Enthoven : Si filiation il y a, c’est Spinoza. « C’est le sentiment que le monde est tout entier ce qu’il peut être à chaque instant.» Cette ontologie radicale n’est décourageante que si on espère autre chose. Tant ensuite, elle est propice à toutes les merveilles et à l’enchantement. 
En réalité, nous ne sortons jamais du ciel qui nous contient – quel que soit le degré d’agitation dont nous peuplons nos vies. Cette expérience là culmine dans l’intuition qu’  « il n’est pas nécessaire d’aimer rarement pour aimer beaucoup ». Cette intuition morale, douloureuse, culmine dans le sentiment que la vie n’a aucun sens. Ce qui ne saurait constituer une raison pour y mettre un terme. 
C’est la joie tragique. Tragique dans la mesure où les problèmes sont insolubles et où l’existence est absolument indémerdable. Joie dans la mesure où souffrir, c’est être malheureux au carré. Donc, c’est vraiment Spinoza. 
Spinoza a été fécondé par Bergson. A son insu et à l’insu de Bergson lui-même. Bergson se sentait toujours chez lui en ouvrant « L’Ethique » pourtant il avait le sentiment que les conclusions de Spinoza étaient opposées aux siennes. Or Jankélévitch a écrit du vivant de Bergson une monographie magnifique dont le dernier chapitre porte sur le lien « simplicité - joie » entre lui et Spinoza. Et Bergson de lui répondre  : « Mais Monsieur, vous avez vu juste » vous m’avez appris pourquoi moi-même je me sentais chez moi en lisant « L’Ethique » alors que « l’Ethique » me fait l’effet d’un cuirassé.  Et le lien entre les deux vient du fait que l’on peut développer une expérience mystique du monde. C’est-à-dire à partir d’un monde dénué d’espoir, élaborer une qualité de l’étonnement… Un étonnement non soluble dans la conquête de la vérité.  
Une sagesse. Un étonnement – perpétuel - qui est à lui-même sa propre fin.
Cette idée là. C’est le sillage dans lequel j’essaie de m’inscrire. C’est-à-dire c’est Spinoza – Bergson.
Flaubert c’est autre chose… Ce que Flaubert dit … Tout cela s’inscrit dans cette double appartenance qui est un mélange non pas de désespoir mais de désarroi et de félicité – ou d’intérêt supérieur porté au monde.

Quant à Montaigne… Il me touche particulièrement quand il entreprend d’établir les conditions d’un dialogue entre les êtres, qu’il s’attache à montrer la façon dont les individus pourraient véritablement discuter entre eux. Dans « l’Art de la conversation », il démontre la force d’être convaincu par les arguments de l’autre plutôt que de convaincre l’autre grâce à sa faiblesse. Il pose alors les conditions d’un véritable dialogue entre les individus - il fait œuvre démocratique d’une façon extraordinaire. 
En distinguant la manière et la matière, Montaigne s’intéresse à la structure d’un discours plus qu’à son intention. Il permet alors de comprendre combien deux discours ouvertement antipodiques sont en réalité gémellaires. Et c’est cette capacité qu’il développe qui est extraordinaire et extraordinairement féconde aujourd’hui. 
Montaigne apprend à travailler sur la gémellité d’un discours par delà les différences objectives. Il montre que la surface, c’est le fond d’un discours. La surface c’est le contenu d’un discours. La structure d’un discours est la seule chose qui mérite qu’on s’y consacre véritablement. D’ailleurs La qualité d’une parole ne  se mesure pas à son contenu. La qualité d’une parole se mesure au taux d’ouverture qu’elle ménage.  Donc c’est en cela que Montaigne est à mon avis décisif. 
Et puis Barthes, c’est quelqu’un qui pérennise le provisoire, qui éternise le transitoire, il est Proustien jusqu’aux yeux.
Ce qui est beau dans « Les mythologies » ce n’est pas tant qu’il parle des années 50, parce qu’à ce moment là le livre serait obsolète… Ce qui est beau avec c’est, au-delà des années 50,  la façon dont il s’empare d’un objet – et le traitement qu’il lui inflige – la « sémioclastie barthésienne » -  permet justement de s’affranchir du contexte historique dans lequel il a commencé à travailler.  
Ce que Barthe enseigne c’est la façon dont une écriture littéraire peut transformer un objet – le décaducifier – le transformer en objet éternel et en cela il est proustien.
Le Barthes des années 50, est un Barthes marxiste, pris dans les contraintes de son époque dans les exigences de son temps.
Montaigne l’était lui aussi mais écrit les essais pour s’en affranchir. Montaigne ne parle pas de la Saint Barthélemy. 
Barthes est pris plus ouvertement dans les exigences de son temps. Reste que la façon dont Montaigne  convertit l’épisode de la Saint-Barthélemy en discours possible sur l’Art de discuter – justement - ressemble à la façon dont Barthes s’empare d’un phénomène daté pour lui donner une seconde vie. C’est-à-dire nous intéresser à lui séparément de l’époque qui lui donne le jour. En cela leurs démarches peuvent se ressembler toute proportion, dimension, ambition, gardées.

Propos recueillis par Virginie Chrétien




DIALOGUE INTEGRAL :


3 – La filiation 


V. : En vous lisant, trois auteurs viennent à l’esprit : Montaigne et ses essais – Flaubert et son dictionnaire des idées reçues – Roland Barthes et ses mythologies. 
Vous sentez-vous « héritier » de ces trois auteurs ? dans le sens d’une filiation culturelle ?
Leur sang coule-t-il dans vos veines… ? Est-ce que ces 3 livres vous parlent ?

RE : Si filiation il y a, c’est un sillage tellement énorme  que s’inscrire dedans est en soi présomptueux ou absurde- c’est Spinoza. « C’est le sentiment que le monde est tout entier ce qu’il peut être à chaque instant.» Cette ontologie radicale - décourageante - en un sens. Enfin qui n’est décourageante que si on espère autre chose. Et qui ensuite est propice à toutes les merveilles et à l’enchantement. Si vous voulez l’expérience que nous ne sortons jamais du ciel qui nous contient - quelque soit le degré d’agitation dont on peuple nos vies. Cette expérience là culmine dans l’intuition qu’il n’est pas nécessaire d’aimer rarement pour aimer beaucoup, intuition morale. Douloureuse. Culmine dans le sentiment que le fait que la vie n’ait aucun sens n’est certainement pas une raison pour y mettre un terme. C’est ce qu’on appelle la joie tragique. Tragique dans la mesure où les problèmes sont insolubles et où l’existence est un problème absolument in-démerdable. Mais joie dans la mesure où souffrir de cela c’est être malheureux au carré. Donc c’est vraiment Spinoza. 

Spinoza a été fécondé par Bergson. A son insu et à l’insu de Bergson lui-même. Bergson se sentait toujours chez lui en ouvrant « L’Ethique » pourtant il avait le sentiment que les conclusions de Spinoza étaient opposées aux siennes. Et il a fallu la médiation de Jankélévitch qui a écrit du vivant de Bergson une monographie magnifique sur Bergson, dont le dernier chapitre est sur le lien « simplicité - joie » entre Bergson et Spinoza, entre ces deux pensées. Et Bergson lui a écrit à ce moment là en lui disant : « Mais Monsieur, vous avez vu juste » parce qu’effectivement – effectivement – vous m’avez appris pourquoi moi-même je me sentais chez moi en lisant « L’Ethique » alors que « l’Ethique » me fait l’effet d’un cuirassé.  Et le lien entre les deux vient du fait qu’à une ontologie de l’immanence, c’est-à-dire au sentiment que le monde n’est pas là pour nous faire plaisir. Que le monde est tout entier ce qu’il peut être. Qu’il n’y a pas à espérer pour s’intéresser aux choses. Mais il n’y a pas à situer le moindre espoir. A cela correspond une expérience du monde qu’on peut appeler mystique. C’est-à-dire une qualité de l’étonnement… Un étonnement qui n’est pas soluble dans la conquête de la vérité.  
Un étonnement qui est à lui-même sa propre fin.
L’idée que l’immanence produit un étonnement perpétuel, c’est-à-dire une sagesse de l’étonnement. Une sagesse qui consiste à s’en tenir à l’étonnement  et non à tenter de le résoudre. Ou à le surmonter dans une conquête de la vérité. Cette idée là. C’est le sillage dans lequel j’essaie de m’inscrire. 
C’est-à-dire c’est Spinoza – Bergson.

Flaubert c’est autre chose… Enfin c’est autre chose… C’est la même chose. Ce que Flaubert dit de la casquette de Charles, de la pièce montée, de la façon dont il décrit les objets, ou de la façon dont il se cache en pleine lumière quand il veut montrer le désir qui étreint Emma ou sa critique de la bêtise. Tout cela se serait trop long d’en détailler les étapes… Tout cela s’inscrit dans cette double appartenance qui est un mélange non pas de désespoir mais de désarroi et de félicité – ou d’intérêt supérieur porté au monde.

Quant à Montaigne… 
Montaigne c’est un peu différent. Mais Montaigne me touche particulièrement quand il entreprend d’établir les conditions d’un dialogue entre les êtres. Quand il s’attache à montrer la façon dont les individus pourraient véritablement discuter entre eux. Quand il explique dans « l’Art de la conversation » que la force d’être convaincu par les arguments de l’autre plutôt que de convaincre l’autre grâce à sa faiblesse - quand il dit cela et qu’il pose les conditions d’un dialogue  véritable entre les individus - il fait œuvre démocratique d’une façon extraordinaire. Et c’est Montaigne qui distingue la manière et la matière.  En montrant que distinguer la manière et la matière ça n’est pas distinguer la forme et le fond, c’est s’attacher - puisqu’il le fait au profit de la manière et non pas de la matière- alors les gens disent « Montaigne est frivole, il s’intéresse à la forme et non pas au fond». C’est le contraire, Montaigne s’intéresse à la structure d’un discours plus qu’à son intention. Permet de penser le fait que deux discours ouvertement antagonistes en réalité sont gémellaires. Et c’est cette trouvaille qui est réjouissante. C’est-à-dire toute personne qui dit aujourd’hui que l’extrême gauche et l’extrême droite tiennent le même discours ou ont des discours qui se ressemblent. Le simple fait que l’on s’est étonné du soutien de Marine Le pen à Syriza  montre que l’on n’a pas assez lu Montaigne. Montaigne est celui qui permet de comprendre que ces deux discours ouvertement antipodiques sont en réalité gémellaires. Et c’est cette capacité qu’il développe à mon avis qui est extraordinaire et extraordinairement féconde aujourd’hui. 
Montaigne apprend à travailler sur la gémellité d’un discours par delà les différences objectives. Ce qu’il montre c’est que la surface, c’est le fond d’un discours. La surface c’est le contenu d’un discours. La structure d’un discours est la seule chose qui mérite qu’on s’y consacre véritablement. D’ailleurs La qualité d’une parole ne  se mesure pas à son contenu. La qualité d’une parole se mesure au taux d’ouverture qu’elle ménage.  Donc c’est en cela que Montaigne est à mon avis décisif. 
Et puis Barthes, qu’est-ce que vous voulez, c’est quelqu’un qui pérennise le provisoire, qui éternise le transitoire, il est Proustien jusqu’aux yeux.
Ce qui est beau dans « Les mythologies » ce n’est pas tant – parce qu’on pourrait avoir une lecture folklorique des « Mythologies », dire ouais, c’est super, on des infos sur les années 50 ou sur Minou Drouet ou sur la DS ou sur les studios Harcourt, ce qui compte ce n’est pas qu’il parle des années 50, parce qu’à ce moment là le livre serait obsolète comme … les années 50. Non ce qui est beau avec Barthes c’est justement que au-delà de années 50,  la façon dont il s’empare d’un objet – et le traitement qu’il lui inflige – la « sémioclastie barthésienne » -  permet justement de s’affranchir du contexte historique dans lequel il a commencé à travailler.  
Ce que Barthe enseigne ce n’est pas ce qu’étaient les années 50- c’est la façon dont une écriture littéraire peut transformer un objet - décaducifier un objet- transformer un objet rendu caduque par le passage des années en objet éternel et en cela il est proustien.
V. : Montaigne n’a pas de thèse, contrairement à Barthes. Qu’en pensez-vous ?

RE : C’est le Barthes des années 50. C’est un Barthes marxiste.
Barthes est pris dans les contraintes de son époque dans les exigences de son temps.
Montaigne l’était lui aussi à sa manière sauf qu’il a écrit les essais pour s’en affranchir. Montaigne ne parle pas de la Saint Barthélemy dans les essais. Ce qui est fou quand on y pense puisqu’il l’a vécue. Le même homme qui élabore les conditions de la discussion élude la question de la Saint Barthélemy comme la question de l’église apostolique et romaine. Il n’en parle pas dans les essais. 
Alors que Barthes est pris plus ouvertement dans les exigences de son temps. Reste que la façon dont Montaigne  convertit l’épisode de la Saint-Barthélemy en discours possible sur l’Art de discuter – justement - ressemble à la façon dont Barthes s’empare d’un phénomène daté pour lui donner une seconde vie. C’est-à-dire nous intéresser à lui séparément de l’époque qui lui donne le jour. En cela leurs démarches peuvent se ressembler toute proportion, dimension, ambition, gardées.


Propos recueillis par Virginie Chrétien


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Notes de bas de page :

 4/5 : l'épistémologie bachelardienne
Nouveaux chemins de la connaissance 1* 01/07/2010



3* Rencontre avec Raphaël Enthoven à propos de son livre « Matière première » - Théâtre de l’Odéon – le 7 février 2015.

4 *« Donner à chaque instant la densité d’une mémoire. »
<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/uwVdOIyUlZQ" frameborder="0" allowfullscreen></iframe>
6’51 

5* La contemplation n’est jamais passive mais regard actif du monde – j’appelle donc cela contemplaction. 

En partenariat  avec : PHILOMAG



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Jeu



Jeu 2/2 par PhiloEva http://www.dailymotion.com/video/xgc15h_jeu-2-2_webcam

jeudi 12 mars 2015

La glaise philosophique - Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015

« La beauté est dans l’œil de celui qui contemple. »

« Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde. » 1*


Photo : Chez coquelicot


Virginie : Vous écrivez dans votre livre « Matière première » : 
« Quoi de plus noble, pourtant que d’être accessible à tous ? Faut-il être conservateur pour ne pas saluer comme un retour aux sources après des millénaires de vol plané la grande victoire de l’ordinaire sur les cimes censitaires du concept ? Comment ne pas se réjouir que du jardinage au turf, du voyage au petit déjeuner, du soir au matin, aucune vie n’échappe désormais à l’onction d’une « petite philosophie » - c’est-à-dire d’un savoir heureux de s’adapter à la demande ? N’était-il pas temps que la philosophie changeât d’altitude ? 
Pour rien au monde.
La philosophie n’a aucun effort à faire pour convertir à la banalité, qu’elle soit grotesque ou sublime. La glaise est déjà sa vie. » 2*. Quelle serait la glaise de la philosophie, de celle des :
1) Des empiriques  qui amassent et font usage à la manière des fourmis.
2) Des rationnels qui tels les araignées tissent des toiles à partir de leur propre substance.
3) Des abeilles recueillant la matière à partir des fleurs des jardins & champs et en font « leur miel ». C’est-à-dire transforme et digère par une faculté qui lui est propre. Matière transformée et modifiée dans l’entendement. ?  3*

Raphaël Enthoven : Il n’y a pas de matière noble. De matière indigne.
Le snobisme philosophant consiste à considérer que l’on fait de la philosophie sérieusement sur un objet sérieux. Ceci me fait penser à ceux qui considèrent que pour faire un beau tableau, il faut que le modèle soit beau lui-même, n’est-ce pas faire peu de cas du talent du peintre ? 
La grande leçon d’Elstir dans la recherche du temps perdu est d’affirmer qu’ « Il n’y a pas de matière indigne. » Une course de skating a autant de vertu picturale que la Venise de Véronèse. 
Au fond, c’est la même affaire. 
Il n’y a pas de valeur en soi d’un phénomène. Il n’y a pas de phénomène qui vaille plus que d’autres, qui mérite plus d’attention que d’autres. Le réel est fait d’une étoffe qui ne lui demande en rien d’être exceptionnel.
Tout dépend de la nature du regard – ou de l’habitude -qui se pose sur lui.

Pour le dire autrement, c’est la manière qui compte, pas la matière. 
Il y a une neutralité axiologique de la matière, les choses sont ce qu’elles sont.  
Et la manière, la nature du regard qui se pose sur l’humain La façon qu’on a de les regarder  d’y être attentif  ou de s’en étonner sans en avoir besoin détermine l’intérêt éventuel de ce que l’on peut en dire. Je ne sais pas à quel animal ça correspond. Ca correspond en tout cas à une révolution esthétique du 19ème siècle. Qui est le basculement d’une l’œuvre d’art comme représentation d’une belle chose à l’œuvre d’art comme belle représentation d’une chose.
Quand Rodin sculpte une vieille dame, il fait d’autant plus œuvre d’art qu’il ne prétend pas s’appuyer sur l’objective beauté d’un modèle, pour lui-même produire de la beauté.
Il n’a pas besoin de la beauté pour faire de la beauté.

Il me semble que l’exercice philosophique repose là-dessus.
Le modèle est axiologiquement neutre.
Ontologiquement et axiologiquement neutre.
« La beauté est dans l’œil de celui qui contemple. » 

L’art pourrait-il donc être une strie de conscience ?

L’oscillation d’un cil scrutant cette feuille balancée à la brise du temps ? 
Ce vert léger, cet œil bleu traversant l’herbe ?
Cet air arrimé au sol du banal, de l’ordinaire.  
Une simple brindille au regard fixe.
Ni fleur. Ni pavot. 
Dos courbé vers la douleur du jour,

Rien, ou si peu,
Ni jeune ni jaune. 
Ni haute, ni originale,
Pleine de lueurs, pourtant,
Composée de couleurs aux nuances vibrantes ?


« C’est la qualité d’un regard – nous explique le philosophe Raphaël Enthoven - qui détermine l’expérience que l’on peut faire du monde. Et c’est en cela que la banalité n’est pas un objet qui peut nous détourner de l’intérêt que l’on peut porter au réel.

Et qu’il serait aussi faux de la sacraliser que de la minorer. 
En elle-même, elle n’est qu’elle n’est qu’elle-même. Elle est l’élément, la continuation d’un monde qui n’est pas là pour nous faire plaisir.
Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde. »

Ce regard, ce sont peut-être ces gouttes de sensibilité s'écrasant sous les semelles de l'humain bitume.
Il n’existe alors aucun degré, aucune  échelle, aucune  mesure, au calcul des intensités mêlées.




V. : Est-ce que le regard s’aiguise ou qu’il est déjà là en soi ?

RE : Je crois que ça s’apprend ça. Mais ça s’apprend par l’oubli.

L’apprentissage qui consiste à sortir du snobisme. L’ennemi c’est le snobisme, c’est-à-dire le sentiment que certaines  choses en soi valent plus que d’autres. C’est un apprentissage qui passe par l’expérience du désenchantement. Par l’expérience de la déception. 
Il faut avoir été beaucoup déçu par le monde. Il faut être déçu par le monde. Il faut avoir fait précéder la rencontre du monde d’un arsenal imaginaire qui, confronté au réel, nous donne le sentiment que le monde n’est pas à la hauteur du bien qu’on lui veut ou de l’idée qu’on s’en fait. Il faut avoir été longtemps déçu pour considérer, au fond, qu’il ne s’agit pas d’une déception ou que la déception n’est là que quand on ne fait précéder la rencontre du monde de l’expérience de l’imaginaire.
Il faut avoir été longtemps déçu, c’est-à-dire, il faut avoir pris l’habitude d’être déçu pour transformer cette déception en retour de la sensibilité. » 


Peut-être s’agit-il de vibrer des oscillations d’une seconde, pleines de sentiments, lourds comme la plume d’une histoire, tout en douceur et caresse, encre* l’esprit de lucioles brillant comme le coquelicot au sang frissonnant des champs, traverse le voile pourpre d’un jour ?

Respirer alors ce pétale strié de lumière fixant un rayon de conscience.


Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015

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Notes de bas de page :

1* Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015 – théâtre de l’Odéon à propos du livre matière première.

2* Matière première – Raphaël Enthoven – Gallimard – Mayenne 2013 – 
ISBN : 978-2-07-013958-3
P 13.

3* Francis BACON Novum organum – PUF, 2004-  pp. 156-157. Texte lu par Olivier Martinaud – Nouveaux chemins de la connaissance 01.01.2015 – Actualité philosophique (4/5) d’Adèle Van Reeth avec Alexis Tadié.

22 janvier 1561 Définition du travail du philosophe. Novum organum  = « Nouvel instrument » ou « nouvelle logique »
« Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu’amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu’ils tirent d’eux-mêmes ; le procédé de l’abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs ; mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c’est l’image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l’esprit humain et n’y prend même pas son principal appui. […] C’est pourquoi il y a tout à espérer d’une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale et rationnelle ; alliance qui ne s’est pas encore rencontrée 7. »

http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-actualite-philosophique-45-a-propos-du-livre-d%E2%80%99alex
Cette définition se rapproche des essais de Montaigne 1533 ( aller à saut et à gambade…    pilloter… Francis Bacon avait lu les essais.



« Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde. »


Transformer cette déception en retour de la sensibilité. 


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Stries de conscience


Quel vert léger cache 
l’oscillation d’une feuille balancée à la brise du temps ? 

Quel air,
Traverse l’œil bleu de l’herbe arrimée au sol ?
Ni fleur. Ni pavot.
Dos courbé vers la douleur du jour,
Simple brindille au regard fixe.

Rien, 
Ni jeune ni jaune. 
Ni haute, ni originale,
Pleine de lueurs, pourtant,
Composée de couleurs aux nuances vibrantes.

Quand les gouttes de sensibilité s'écrasent sous les semelles de l'humain bitume.
Il n’existe aucun degré, aucune  échelle, aucune  mesure,
au calcul des intensités mêlées.

Les oscillations d’une seconde
Pleines de sentiments, 
Lourds comme la plume d’une histoire, 
tout en douceur et caresse.
Encre* l’esprit de lucioles brillant
comme le coquelicot au sang frissonnant des champs,
Traverse le voile pourpre d’un jour,

Pétale strié de lumière fixant un rayon de conscience.

Virgilia


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Texte intégral de l’échange :

révolution esthétique du 19ème siècle. Qui est le basculement d’une l’œuvre d’art comme représentation d’une belle chose à l’œuvre d’art comme belle représentation d’une chose.
Quand Rodin sculpte une vieille dame, il fait d’autant plus œuvre d’art qu’il ne prétend pas s’appuyer sur l’objective beauté d’un modèle, pour lui-même produire de la beauté.
Il n’a pas besoin de la beauté pour faire de la beauté.
Il me semble que l’exercice philosophique repose là-dessus.
Le modèle est axiologiquement neutre.
Ontologiquement et axiologiquement neutre.
« La beauté est dans l’œil de celui qui contemple. »

C’est la qualité d’un regard qui détermine l’expérience que l’on peut faire du monde. Et c’est en cela que la banalité n’est pas un objet qui peut nous détourner de l’intérêt que l’on peut porter au réel.
Et qu’il serait aussi faut de la sacraliser que de la minorer. 
En elle-même, elle n’est qu’elle n’est qu’elle-même. Elle est l’élément, la continuation d’un monde qui n’est pas là pour nous faire plaisir.
Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde.

V. : Est-ce que le regard s’aiguise ou qu’il est déjà là en soi ?

RE : Je crois que ça s’apprend ça. Mais ça s’apprend par l’oubli.
L’apprentissage qui consiste à sortir du snobisme. L’ennemi c’est le snobisme, c’est-à-dire le sentiment que certaines  choses en soi valent plus que d’autres. C’est un apprentissage qui passe par l’expérience du désenchantement. Par l’expérience de la déception. 
Il faut avoir été beaucoup déçu par le monde. Il faut être déçu par le monde. Il faut avoir fait précéder la rencontre du monde d’un arsenal imaginaire qui, confronté au réel, nous donne le sentiment que le monde n’est pas à la hauteur du bien qu’on lui veut ou de l’idée qu’on s’en fait. Il faut avoir été longtemps déçu pour considérer, au fond, qu’il ne s’agit pas d’une déception ou que la déception n’est là que quand on ne fait précéder la rencontre du monde de l’expérience de l’imaginaire.
Il faut avoir été longtemps déçu, c’est-à-dire, il faut avoir pris l’habitude d’être déçu pour transformer cette déception en retour de la sensibilité. 

Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015



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