« Nous vivons dans
l’oubli ordinaire de nos existences. » Raphaël Enthoven.
Raphaël Enthoven - Ollivier Pourriol -
Théâtre de l'Odéon
23-01-16 - Photo Virginie Le Chêne Parlant
A braquer plein phare certaines
œuvres. A surexposer certains points de culture comme passage obligé, point d’étude
courante. A focaliser sur les mêmes axes – dits classiques - de pensée, sommes-nous
sûr de ne pas nous rendre aveugles aux nuances ?
Par exemple Descartes…
Qui ne connait son fameux Cogito ergo sum… « Je pense donc je
suis. »
Et pourtant, au-delà des
apparences, sommes-nous certains d’avoir tout saisi, tout compris de la réflexion
riche et complexe du mathématicien philosophe ?
Raphaël Enthoven - Ollivier Pourriol -
Théâtre de l'Odéon
23-01-16 - Photo Virginie Le Chêne Parlant
Effectivement, à suivre la
conférence intitulée « René
Descartes, Pouvons-nous sortir de la Matrix ? » s’étant déroulée au
théâtre de l’Odéon le samedi 23 janvier 2016, à assister à l’échange pointu,
passionnant – et non moins plaisant et
léger des deux philosophes Ollivier Pourriol et Raphaël Enthoven - nous
voici « étonnés » – comme frappés par le tonnerre, rappelle
Ollivier Pourriol.
Ainsi, loin des idées reçues, poursuit
le spécialiste du cinéma, Descartes est un être d’affirmation et de risques. Un
homme pratique sur un fond d’actions permanentes.
Raphaël Enthoven - Ollivier Pourriol -
Théâtre de l'Odéon
23-01-16 - Photo Virginie Le Chêne Parlant
La preuve en actes :
Selon tous les pronostics médicaux
de l’époque – au reste, ne devrait-on point plutôt parler de prédictions ?
– le jeune Descartes atteint de faiblesse pulmonaire ne ferait point de vieux
os. Peu désireux de tomber sous le joug d’une mort prématurée – au reste, qui
le serait ? - bataillant contre son destin, le philosophe décida d’agir
avec vigueur. Moins par goût du combat – quoique – que par instinct de survie, l’agitateur
de pensées paradoxales opta pour une carrière militaire.
Effectivement, l’armée permettait
– temps béni - de se lever à midi - bien après, donc - les risques de
refroidissements matinaux. S’engager dans les troupes constitua donc pour René
Descartes un moyen de survie. N’est-ce point-là, finalement, une tactique de
premier ordre ? Une belle manière de prendre les armes ?
Ollivier Pourriol -
Théâtre de l'Odéon
23-01-16 - Photo Virginie Le Chêne Parlant
Mais revenons-en à notre cogito…
René Descartes, reprend Ollivier
Pourriol, doute de ce qu’il sait, semble tout remettre en doute… Tout ? Peut-être pas… Reste le doute. Si je pense, je suis. Je suis
une chose pensante. « Je pense donc je suis. »
Quel statut attribuer à ce
donc ?
Le créateur de Studio Philo répond. Il s’agit non pas d’une
conséquence logique, du résultat d’une
démonstration mais, ajoute-t-il en citant Deleuze, d’un « Cri de la
pensée. » Sublime expression ayant trait à une évidence... L’évidence,
poursuit-il – du latin video « je vois » - c’est le résultat d’une
vision directe de la vérité, ce cri de la pensée… Si je doute je pense -
si je pense, je suis.
Pour enfoncer le clou, il s’agit
d’un « Je pense » prouvant
l’existence de la pensée.
Certes mais peut-on être sûr, absolument
sûr de ne pas rêver ? Interroge le philosophe Raphaël Enthoven… Et
peut-être même, sommes-nous sûrs de ne pas tous faire le même rêve ?
« Etre vivant, c’est avoir
droit de choc. » Souligne Ollivier Pourriol en reprenant le philosophe
Alain.
Il s’agit, selon Descartes, de
dissocier le vrai du réel.
Le vrai il faut le prouver, le
penser, il faut l’entendre, c’est le résultat d’une production intellectuelle. Le vrai est l’indice de l’erreur. Sortir d’une
illusion permet de comprendre son erreur.
Le réel, quant à lui, se
différencie de la fiction. Sortir d’une séance cinématographique active, intense,
pleine de rebondissements, provoque
parfois la « Pénurie du réel. » au sens de Walter Benjamin. Autrement dit, la réalité dans sa quotidienneté
ordinaire, médiocre nous gifle sa fadeur à pleine pensée.
En outre, ajoute Ollivier
Pourriol, le réel nous donne des arguments concrets – pourrait-on dire - de de
son existence, des preuves de sa réalité.
Peut-on parler de présence ? Quoi qu’il en soit, ce dernier génère des
obstacles, blesse, percute.
Raphaël Enthoven - Ollivier Pourriol -
Théâtre de l'Odéon
23-01-16 - Photo Virginie Le Chêne Parlant
Et pourtant, pourrait-on ajouter,
l’abstraction, le savoir, ne sont-ils point d’un contact parfois aussi concret
qu’un toucher du réel ? Ce sont toutes ces velléités, ces actes indicibles
sur lesquels on bute : ici une pensée tétanisée, là une parole hurlée du
fin fond de la caverne des actions muettes, là encore la chute d’une phrase
écorchée sur le chemin rocailleux de la réponse coincée, bloquée, informulée. Crises
tétaniques de l’impuissance. Prisons des âmes trop cérébrales, contaminées de
sensible, vouées aux mots, encagées dans les barreaux de l’esprit.
Toutes,
Les cicatrices
silencieuses blessant l’esprit à vif.
Etienne Klein : Gilbert Garcin a
fait des photomontages avec son épouse. Il semble mettre en scène différentes pistes
théoriques explorées par les physiciens qui veulent unifier la physique
quantique et la relativité générale. Avec des espaces-temps… Il est fasciné par
le réel. Le vrai réel masqué par nos
vies, par les artifices qu’on y met, par les chatoiements de l’expérience qui
peuvent nous tromper sur la noirceur du monde. Il y a un peu d’absurde. Il est
fascinant de voir à quel point un artiste peut avoir des pressentiments qui
rejoignent ce que les formalismes les plus abstraits tentent de mettre en
scène.
Virginie : Cédric Villani ressent ses théorèmes d’une manière vivante.
Etienne Klein : Oui, la question
est bien de savoir quel est le vrai réel. Est-ce que le réel, c’est le réel immanent ?
C’est le réel de l’expérience, du ressenti, de l’observation, des émotions ?
Il y a beaucoup de gens qui sont embués
dans ce réel-là, qui ont du mal avec l’abstraction, qui ont du mal avec l’imaginaire.
Ou bien est-ce que le vrai réel est ailleurs ? Celui qui permet de
comprendre les lois du réel empirique. C’est
une vraie question… Beaucoup de physiciens sont platoniciens. Beaucoup de
mathématiciens sont platoniciens. Il y a un autre réel que le réel empirique :
le réel des lois, des mathématiques, des idées. C’est problème pour les
chercheurs, de devoir faire l’aller-retour permanent entre le réel - qui est celui qu’ils explorent par leur
travail le réel décalé - et le réel de la vie ordinaire. Einstein, n’était pas
du tout autiste, mais avait des problèmes avec ça : avec le réel de tous les jours. Ça ne veut pas dire
qu’il était distrait, Il vivait dans un pays qui n’était pas un pays
incarné. Un ailleurs dont il éprouvait la force la consistance, la solidité, la
force - la force d’existence. Il avait
du mal à connecter ce réel avec le réel des relations humaines. Il n’a jamais
été engagé dans une relation humaine comme il a été engagé lui-même avec le
champ des idées. Il était capable de
rester concentré dans un problème dans un tumulte général, dans les
conversations alentour. Parfois, il profitait du tumulte pour mieux se
concentrer…
Il est
difficile de répondre à cette question. Savoir y répondre ce serait prétendre savoir
quel est le statut des lois physiques. Est-ce
qu’elles sont incrustées dans le monde sans qu’on les voit ?… Est-ce qu’elles
sont là, immanentes ? Ou sont-elles transcendantes dans d’autres mondes
que dans le monde où elles agissent ? C’est vertigineux comme question :
comment des lois pourraient-elles agir sur un monde dans lequel elles ne sont
pas ? Par quel biais peuvent-elles agir sur nous ? C’est une question à laquelle – à mon avis –
on ne répondra jamais. Ce sont des
questions qui se posent quand on s(intéresse au Big-Bang. Nous lisons le
Big-bang à partir de lois physiques qui étaient celles agissant à cette période
de l’univers. Est-ce que ces lois existaient avant le big-bang ou est-ce le
Big-bang qui les a fabriquées ?
Virginie : La question du réel est
essentielle car la science avait, naguère, une aura de toute puissance :
celle de pouvoir tout régler. L’aurait-elle
perdue ?
Etienne Klein : La physique permet
à la fois un dévoilement du réel mais en même temps l’obscurcit. Le réel qu’elle
nous montre – boson de Higgs, dimensions
supplémentaires de l’espace-temps, physique quantique - est un réel
parfaitement étranger. Il ne nous parle pas, ne nous touche pas et ne vient pas
déclencher d’empathie, de solidarité intellectuelle. C’est tellement loin… Ça
en devient complétement étranger finalement. Ça ne dit rien de notre condition
humaine. Ce que la physique dévoile en touchant le réel, obscurcit ce réel
parce que ceux qui s’y intéressent ne peuvent l’atteindre qu’au prix d’un formalisme
mathématique compliqué que personne ne comprend vraiment, ne parle pas et donc
ne nous parle pas. Il y a une sorte d’instinct
de survie de l’âme qui veut dire sa place dans le monde et le sens que le monde
a pour elle sans tenir compte de ce réel. Et la science se trouve ainsi presque
marginalisée ou ignorée. Il y a aussi le fait que la science ne répond qu’aux
questions scientifiques. Or les questions scientifiques, c’est très peu de
questions. En physique des particules, c’est très peu de questions… Une dizaine
au maximum. Nous intéressent-elles vraiment ? Où est passé l’antimatière ?
… On peut très bien vivre sans le
savoir. On s’en fiche un peu. Combien y a-t-il de dimensions de l’espace-temps ?
… On s’en fiche. Est-ce qu’il y a un seul boson de Higgs… ?
Virginie : Ça peut faire rêver...
Etienne Klein : Ça peut faire
rêver, mais qui s’y intéresse vraiment ?
Qui s’y intéresse vraiment ? Il y a des gens que ça passionne évidemment.
Mais qui s’y intéresse ?... Les physiciens. Et du coup, il existe une
menace de jeter le bébé avec l’eau du bain. En disant, les sciences ne répondent qu’aux
questions scientifiques, elles ne répondent pas aux questions qui nous
intéressent vraiment : la liberté, les valeurs, le sens de la vie, l’amour,
la justice… La science ne répond aux questions fondamentales donc on va la
mépriser. C’est vraiment un piège de la pensée auquel il faut renoncer tant les
résultats de sciences viennent changer les questions de valeurs. Par exemple
quelqu’un qui sait que l’univers est apparu il y a 13,7 milliards d’années et
que l’homme dans cet univers n’est là que depuis 2 - 3 millions d’années, ne va
pas se penser dans le monde de la même manière que quelqu’un qui pense que la
planète a 6000 ans et que l’homme est apparu tel qu’il est aujourd’hui. Il y a
des résultats de science qui viennent déplacer notre imaginaire, notre intellect
et viennent modifier notre façon d’être au monde. Et si on déplace notre façon
d’être au monde, alors sans doute on déplace nos valeurs.
Virginie : Les grands
scientifiques ne sont-ils le monde au lieu d’être dans le monde ?
Etienne Klein : Peut-on parler des
scientifiques en général ? Par exemple, les scientifiques travaillant sur
la physique quantique, il n’y en n’a pas deux pareils. Il n’y en n’a pas deux
qui ont le même rapport au monde. Il n’y en n’a pas deux qui ont le même
imaginaire. Il n’y en n’a pas deux qui
ont le même a priori sur ce qu’est le
réel. Il n’y en n’a pas deux qui
déploient leur génie de la même façon. Il
n’y a pas qu’une façon d’être génial. Il y en a plusieurs. Là, je parle des
génies. Si vous parlez des physiciens, ce ne sont pas de génies.
Virginie : Est-ce qu’il faut
parler de Génie ? Cédric Villani nous dit « Le génie », c’est
celui qui sort de sa lampe… Sont-ils vraiment hors norme ?
Etienne Klein : La physique
quantique n’est pas née d’effet collectif, même si les discussions jouent un
grand rôle. Je vais faire une histoire contrefactuelle… Je sais que ça n’est
pas bien. Si vous retirez de l’histoire une vingtaine de chercheurs. Si vous refaites
le 20ème siècle sans Einstein, sans Bohr, sans Schrödinger, sans Pauli,
sans Dirac, sans Heisenberg… Et quelques autres… Je ne suis pas sûr que vous
ayez la mécanique quantique. Si vous prenez des physiciens un peu moins bons
que Dirac… et vous les mettez à la place de Dirac, Il n’est pas sûr que vous
ayez les équations de Dirac… Il y a vraiment un effet de personne, de qualité, d’individu…
Vous pouvez mettre tous les éléments de contexte que vous voulez… Ou dire que si
Einstein n’avait pas été à l’office des Brevets à Berne, il n’aurait pas fait
la relativité... Ça n’engage que vous… L’histoire de la science ne se comprend
que si l’on invoque l’apparition régulière de génies… Mais cela ne suffit pas. Il
faut aussi des contextes, il faut des gens qui effectuent des expériences. Pour
transmettre, pour comprendre, pour expérimenter. Les génies ne suffisent pas
mais ils sont nécessaires.
Merci à
Etienne Klein d’avoir accepté de répondre aux questions du Chêne.
Etienne Klein : C’est à mettre cela à l’honneur de l’esprit humain
que d’être capable de penser contre son cerveau. Penser contre soi-même.
Virginie : C’est expliquer le monde
par l’impossible.
Etienne Klein : Exactement. La
phrase de Koyré que je cite très souvent : « Faire de la physique, c’est
faire le pari d’expliquer le réel par l’impossible. » Les lois physiques
peuvent complètement surprendre notre intuition.
Virginie : C’est peut-être ce qui
sépare la science de l’Art. Il y a moins cette capacité d’impossibilité dans l’Art.
Etienne Klein : Il n’y a pas en
art le critère de l’expérience, le critère du test. Le critère, c’est celui du
marché. Si on veut vendre, il s’agit de répondre aux critères du marché. Les plus
grands génies de la peinture ont souvent eu des mémoires posthumes. Les
critères du moment où ils peignaient n’étaient pas ceux qui pouvaient les reconnaitre,
repérer leur génie.
Le succès
obéit à des critères. En science, les critères sont ceux des tests par l’expérience.
Les physiciens qui ont eu le prix Nobel ne sont pas les physiciens les plus
géniaux. Ce sont ceux qui ont eu après coup l’aval de la nature. Or qui sait à
l’avance ce que donnera l’aval de la Nature ?
24 Octobre 2015 - conférence "L'instant zéro" -
Croisière Intermède "A la recherche du temps."
Photo : Virginie le Chêne parlant
Virginie : Pas mal de
scientifiques ont été reconnus après coup ou du moins tardivement… Ça n’a pas
été le cas d’Einstein.
Etienne Klein : C’est normal. Il n’y
a pas lieu de s’en offusquer. La théorie de la relativité en 1905 avait
finalement très peu d’arguments contre elle. Une théorie, on ne lui demande pas,
sous prétexte qu’elle est neuve d’être immédiatement admise. Il faut des tests.
Pour ce qui est de la relativité, les tests ont été assez longs à venir. Il est
normal que l’on demande à une théorie aussi novatrice que celle-là d’établir les
preuves sinon de sa véracité du moins de son efficacité opératoire et
expérimentale. Si on devait applaudir, comme si elle était vraie, toute
nouvelle théorie qui se présentait à nous, il y aurait des embouteillages.
Virginie : Existe-t-il des liens particuliers
entre l’Art et la science ? Léonard de Vinci était un touche à tout, tout
comme Einstein, dont vous dites qu’il était un bricoleur *.
Etienne Klein : Il y a des
scientifiques qui sont également des Artistes. Des physiciens qui peignent et
des mathématiciens qui font des compositions musicales. On peut être les deux.
Encore une fois, pouvoir faire les deux n’est pas l’indice que ce soit la même
chose dans les deux cas. Ca répond peut-être d’un même élan, d’une même libido.
Mais la libido en question se déploie sur des objets et des méthodes qui sont
séparés.
Virginie :
Existe–t-il des cas particuliers où un poème, un tableau aurait nourri un
scientifique dans ses recherches ?
Etienne
Klein : Il existe un cas de physicien nourrit par des œuvres picturales
c’est Bernard d’Espagnat, un grand physicien. Ce dernier a théorisé le « Réel
voilé » en mécanique quantique. Son père, Georges d’Espagnat, était un
peintre pré-fauviste. La peinture de ce dernier a eu un effet sur la façon de
penser le réel du scientifique, notamment cette idée de voile. Précisons :
La physique quantique ne nous parle pas du réel indépendant – tel qu’il serait indépendamment
de la connaissance qu’on en a – mais exprime seulement le réel empirique. Autrement
dit, le réel – « le vrai » - nous est voilé. Le physicien a donc été
inspiré par l’œuvre d’un artiste qui se trouvait être son propre père.
La réciproque
est vraie. Certains artistes ont également été inspirés par des travaux scientifiques :
Kandinsky qui écrit des choses sur l’atome, Paul Klee
également, il y a beaucoup d’exemples…
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Conversation entre Bernard d’Espagnat et Étienne Klein
à propos du livre « A la recherche du réel »
Envie de comprendre, émerveillement... Entretien sensible à savourer...
La Liberté, (Texte Canopée, lien plus haut.)
définition :
1. Condition de l'homme qui n'appartient à aucun maître. Dans l'antiquité, ceux qui étaient pris à la guerre perdaient leur liberté et devenaient esclaves.
Source : Littre.org
Définition Larousse
n. f. (latin libertas, -atis)
État de quelqu'un qui n'est pas soumis à un maître : Donner sa liberté à un esclave.
Condition d'un peuple qui se gouverne en pleine souveraineté : Liberté politique.
Droit reconnu par la loi dans certains domaines, état de ce qui n'est pas soumis au pouvoir politique, qui ne fait pas l'objet de pressions : La liberté de la presse.
Situation de quelqu'un qui se détermine en dehors de toute pression extérieure ou de tout préjugé : Avoir sa liberté de pensée.
Possibilité d'agir selon ses propres choix, sans avoir à en référer à une autorité quelconque : On lui laisse trop peu de liberté.
Les Goélands de Venise - octobre 2015
Gif Virginie - Le Chêne parlant
Source : Larousse.fr
Guy Carcassonne
La liberté, pour emprunter à Saint-Exupéry, ce n’est pas d’errer dans le vide, mais de pouvoir choisir soi-même, parmi ceux disponibles, le chemin que l’on veut suivre, sans que puisse l’interdire aucun pouvoir extérieur, même (surtout ?) celui d’un État.
La liberté, loin d’exclure les limites, les impose au contraire. Pour la sécurité de tous, je dois respecter le Code de la route et le gendarme y veille, mais moi seul décide où je veux aller, quand, avec qui. Selon l’article 4 de la Déclaration de 1789, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Elle se révèle alors indissociable de l’égalité : c’est parce que les autres ont des droits égaux aux miens, que ma liberté est limitée par le respect de la leur et leur liberté limitée par le respect de la mienne. En même temps que complémentaires, pourtant, liberté et égalité sont contradictoires : la liberté absolue, c’est la loi du plus fort ; l’égalité absolue, c’est la négation de la liberté. Le défi de la civilisation est donc dans la juste mesure, hors d’atteinte mais toujours recherchée, sans jamais sacrifier complètement l’une à l’autre.
C’est la loi, quand besoin est, qui assure cette conciliation car, si elle est démocratique, elle protège bien plus qu’elle ne contraint. Cette liberté en droit est toujours insuffisante – le SDF jouit-il vraiment de sa liberté ? – mais cependant toujours nécessaire. Et même le SDF a plus de chance de cesser de l’être un jour dans une société libre que dans une autre : est-ce un hasard ou une coïncidence si les pays les plus riches du monde sont aussi les plus libres ?
Enfin, la liberté a un corollaire : la responsabilité. Chaque fois que je décide seul de mes choix, j’en suis aussi seul responsable. Individuellement comme collectivement, l’on ne peut exercer sa liberté sans assumer la responsabilité qui va avec, à l’égard de soi-même et des autres. C’est pourquoi la liberté, qui donne à la vie sa saveur, lui donne aussi sa dignité.
Extrait de Guide républicain. L’idée républicaine aujourd’hui.
SCÉRÉN-CNDP, ministère de l’Éducation nationale, Delagrave, 2004.
Devenir élève - explicite le philosophe - c'est s'élever.
C'est-à-dire se construire une identité de citoyen éclairé, maître de son jugement.
Atteindre l'autonomie : le stage l'homme autonome - libre, pouvant user de sa raison de manière éclairée - enfin, pouvant se passer du maître.
LES TEXTES DE RÉFÉRENCE
Les valeurs de la République ont d’abord été définies par la devise de la République : « Liberté, Égalité, Fraternité », présente en 1848, puis ornant les bâtiments publics à partir de 1880. Depuis une dizaine d’années, des propositions d’ajout de « laïcité » à la devise sont formulées. L’évolution de la démocratie française a mis également en avant de nouvelles valeurs. Le programme du nouvel Enseignement moral et civique donne la liste suivante des valeurs de la République : « Ces valeurs sont la liberté, l'égalité, la fraternité, la laïcité, la solidarité, l'esprit de justice, le respect et l'absence de toutes formes de discriminations. » Ces valeurs de la République se sont incarnées dans de grands textes de loi, dans des institutions, et se sont exprimées dans des moments privilégiés de notre histoire.
Jérôme Grondeux.
Les libertés fondamentales
Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) : Adoptée le 26 août 1789 par l’Assemblée nationale, cette déclaration doit être le fondement d’un nouvel ordre politique reposant sur les Droits de l’homme. La liberté y est présente dès le premier article, comme le premier de ces droits. Elle y est définie ainsi : « Pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Elle a pour borne le respect des droits des autres individus, et ces bornes « ne peuvent être déterminées que par la loi ». Elle s’étend au domaine religieux et à l’expression des opinions : articles 1, 2, 4, 5, 7, 10 et 11
Lire le texte intégral sur le site legifrance.gouvr.fr
Liberté de la presse (1881) : Les années 1880 sont celles où le régime républicain se met en place durablement en France. Les républicains se réclament des principes de 1789 et ils défendent la liberté de la presse. La loi du 29 juillet 1881 fait de la France un des pays où la liberté de la presse est la mieux garantie, mais celle-ci s’exerce dans le cadre de la loi : on ne peut inciter à commettre des actes illégaux, diffamer des personnes… Cette loi reste le fondement de la liberté de la presse en France.
Lire un article sur le site france.fr
Elle a cependant connu des évolutions : par exemple, le délit d’offense au président de la République a été par exemple supprimé par la loi du 5 août 2013. Suivre cette évolution sur le site legisfrance.gouv.fr
Liberté d’association (1901) : Dans la logique de la déclaration de 1789, les citoyens ne sont unis que par la loi qui soude la nation. Les révolutionnaires se méfient des associations : ils suppriment les corporations et entrent en conflit avec l’Église. Mais en 1884, les syndicats sont autorisés et la loi de 1901 institue en France la liberté d’association.
Lire une présentation des axes principaux de la loi du 1er juillet 1901 sur le site associations.gouv.fr
Liberté de culte (1905) : La loi de 1905 ne sépare pas seulement les Églises et l’État. Elle proclame que la République « assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes ». Chacun est libre d’avoir ou non une religion et, dans la limite du respect de l’ordre public, chacun peut pratiquer le culte de son choix.
Lire un article sur la loi de 1905 sur le site ladocumentationfrancaise.fr
Jérôme Grondeux.
Les libertés garanties
L’État de droit : L’État lui-même est soumis au principe de légalité. La Constitution (mettre en place une constitution était le grand objectif initial de la Révolution française) est au sommet de la hiérarchie des normes qui structure la vie de la société.
Lire un article sur le site vie-publique.fr
Sûreté, sécurité et sécurité nationale : La sûreté figure dans la liste des Droits de l’homme présente à l’article 2 de la Déclaration de 1789. Elle est la condition de l’exercice des libertés et de l’ensemble des droits. Elle concerne donc à la fois le citoyen et l’État. La lutte contre le terrorisme s’inscrit dans cette perspective.
Lire les grandes orientations stratégiques de la défense française sur le site livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr
Le Conseil constitutionnel garant des libertés : La constitution de 1958 a créé le Conseil constitutionnel afin de vérifier la conformité des lois à la Constitution. Son rôle s’est progressivement accru. En 1971, il est devenu le gardien des « Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Il peut depuis 1974 être saisi par l’opposition et, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, il peut l’être par les justiciables.
Lire un article sur le site vie-publique.fr
L’Europe garante des libertés (CEDH, charte de 2000) : La République française est membre d’une Europe qui s’est définie comme une Europe des démocraties, et s’est penchée sur la sauvegarde des libertés. La France a ratifié en 1974 la Convention européenne des Droits de l’homme, qui n’est pas une institution de l’Union européenne mais offre aux citoyens des possibilités de recours.
Lire un article sur le site vie-publique.fr
L’Union européenne elle-même s’est dotée d’une Charte des droits fondamentaux insistant sur la dignité humaine.
Lire le texte intégral sur le site eur-lex.europea.eu
Jérôme Grondeux.
Bob Hope with Jane Russel
DES QUESTIONS, DES RÉACTIONS ? QUELQUES ÉLÉMENTS DE RÉPONSE
Il y a toujours quelqu’un pour m’empêcher d’être libre !
Il y a toujours quelqu'un pour m'empêcher d'être libre !
Michel Delattre, professeur de philosophie à Sciences-Po, Saint Germain en Laye.
POURSUIVRE LA RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE
La quasi-totalité des philosophes et des théoriciens politiques, même s’ils en tirent des conséquences différentes, s’accordent d’une façon ou d’une autre sur le fait que comme le dit Spinoza : « Être captif de son plaisir […] est le pire des esclavages », ou comme le confirme Rousseau : « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Or, l’une des raisons de ne pas céder à la confusion entre liberté et licence, c’est l’existence d’autrui : soit je lui reconnais des droits que je veux qu’il respecte à mon égard, soit je m’engage avec lui dans un rapport de force dont l’issue est incertaine et toujours exposée à l’instabilité et au renversement de la situation – ce qui, dans un cas comme dans l’autre, n’est pas vraiment la liberté. D’où la grande illusion selon laquelle on serait beaucoup plus libre si les autres n’existaient pas. Mais que serait notre liberté, c’est-à-dire notre pouvoir réel, dans ces conditions ? Qu’on essaie, par un effort de l’imagination, de considérer comment on vivrait en se dépouillant de tout ce qu’on doit à l’existence des autres : de ce qu’ils nous apportent aujourd’hui, mais également de tout ce qui nous a été légué par l’humanité passée.
Bien sûr, il arrive que les relations avec les autres soient une atteinte à notre liberté, mais alors il s’agit de relations malsaines. C’est à certains égards ce que Sartre a voulu exprimer lorsqu’il fait déclarer à l’un de ses personnages, dans Huis clos, que « l’enfer, c’est les autres ». Mais cette formule a très souvent été détournée des intentions de son auteur. Sartre s’en explique d’ailleurs un jour, en introduction à une représentation de cette œuvre : ce qu’il a voulu mettre en scène, ce n’est pas qu’autrui est nécessairement un obstacle à mon existence, mais que lorsque nous dépendons de façon excessive du jugement d’autrui, ou lorsque nous sommes soumis à lui, que ce soit par un rapport de force, par un aveuglement passionnel, ou par un effet de tromperie, nos relations avec lui et avec nous-mêmes sont empoisonnées. Plus fondamentalement encore, cette œuvre illustre que dans les jugements que nous portons sur nous-mêmes, l’existence et le jugement d’autrui jouent un rôle qui ne peut jamais être négligé, tout en veillant à ce que cela ne conduise pas à ce que nous soyons aliénés par une subordination aux autres. Les trois personnages de Huis clos ont mal agi et se retrouvent en enfer. Mais cet enfer ne consiste en rien d’autre que dans le fait que chacun intériorise le jugement négatif qu’il prête aux deux autres et, pire encore, qu’un jugement positif de leur part ne serait pas crédible. L’auteur a ainsi voulu montrer que nous étions effectivement dépendants de l’existence des autres, mais cette dépendance n’est pas nécessairement contraire à notre liberté, sauf à ce que nous confondions la liberté et la solitude, ce qui serait sans doute une bien pauvre liberté. Si l’enfer, dans la situation de Huis clos, c’est les autres, c’est précisément parce que les valeurs morales que je reconnais fondamentalement sont une forme de reconnaissance de la valeur d’autrui et une aspiration à être reconnu par lui. Même dans les groupes de délinquants, cette exigence de reconnaissance mutuelle existe.
Celui qui croit que l’existence des autres l’empêche d’être libreconfond donc la liberté et la licence, qui consisterait à vivre sans règles. On peut de ce point de vue interroger le sens du fameux proverbe selon lequel ma liberté s’arrête où commence celle des autres. Si on le prenait à la lettre, cela signifierait que plus je limite la liberté d’autrui, plus j’en ai moi-même. Ce serait là un véritable contresens, car autrui serait dans les mêmes dispositions et on en reviendrait à la loi de la jungle, qui n’est pas vraiment un état de liberté, ou alors pour une petite minorité. En réalité, il s’agit de comprendre que la liberté est toujours une affaire commune, qui suppose des règles communes.
On peut prendre l’exemple du Code de la route : que les autres circulent dans le même espace routier que moi n’est pas contraire à ma liberté de circuler, à condition de respecter un code commun. D’ailleurs, si j’étais seul à vouloir circuler, il n’y aurait pas d’espace routier… La liberté de circuler exige ici le Code de la route, qui prend en considération le fait que nous sommes plusieurs à profiter du même espace de circulation. C’est précisément l’organisation d’un espace routier commun conjugué avec des règles de circulation communes qui a démultiplié notre liberté de circulation. Celui qui ne respecte pas ces règles, parce qu’il s’imagine que sans elles il circule plus librement, n’a pas conscience du fait que c’est grâce à elles qu’on circule de façon plus efficace et plus sûre.
Ou s’il en a conscience, il illustre ce que le philosophe Emmanuel Kant appelait « l’insociable sociabilité », qui selon lui anime plus ou moins tous les humains : d’un côté, ils souhaitent l’existence des autres et la vie sociale, parce qu’ils savent ce qu’ils leur doivent et redoutent ce qu’ils seraient sans elles. Et, par voie de conséquence, ils savent que les relations avec autrui supposent des règles, des obligations communes, mais aussi des droits garantis à chacun. Mais, en même temps, chacun est toujours exposé à un petit calcul égoïste consistant à s’imaginer que les choses seraient beaucoup mieux s’il pouvait jouir des avantages liés à la vie sociale en imposant les règles aux autres et en s’en dispensant soi-même. Par exemple, chacun souhaite que la collectivité lui garantisse l’existence d’hôpitaux, d’écoles, de services de transport… de la meilleure qualité possible. Chacun est donc favorable, au moins dans le principe, à l’existence d’une fiscalité (évidemment juste – ce qui n’est pas une mince condition) qui finance ces services publics. Mais combien, chacun dans son coin, sont tout aussi tentés par la fraude fiscale et sont hostiles à ce que l’on vérifie leur déclaration de revenus ? Qui, dans ce cas de figure, est celui qui crée des obstacles à ce que les autres vivent librement ?
Michel Delattre.
On a le droit de tout dire ou faire, on est en République !
On a le droit de tout dire ou faire, on est en République !
Olivier Loubes, professeur en classe préparatoire au lycée Saint-Sernin, Historien de la nation et de l'enseignement en France, CNRS Toulouse.
POURSUIVRE LA RÉFLEXION HISTORIQUE : LA DEVISE RÉPUBLICAINE
Devise ? Liberté, Égalité, Fraternité ou les trois ordres de l’imaginaire républicain
La devise Liberté, Égalité, Fraternité, « principe de la République » est l'incarnation des trois ordres de l’imaginaire républicain. Comme pour le suffrage universel (masculin), c’est en 1848 que s’effectue le choix de la devise républicaine. Bien sûr, les trois mots existent dans le vocabulaire politique depuis la Révolution française, mais sans que leur association prenne un caractère officiel. Ainsi, la Fraternité ne figure pas dans les principes de 1789. Or, dans la Constitution de la Deuxième République en 1848, l’article IV fait de la devise Liberté, Égalité, Fraternité un « principe » de la République. Puis, dès que la Troisième République est aux mains des républicains en 1879, elle la reprend officiellement à son compte et, à partir du 14 juillet 1880, elle figure sur les frontons des édifices publics, églises comprises parfois par la suite. Dans cette continuité, l’article 2 de notre Constitution de 1958 – qui reprend celui de la Constitution de 1946 – stipule : « La devise de la République est "Liberté, Égalité, Fraternité." » On ne saurait être plus clair, à condition de bien noter qu’il s’agit dans cette définition officielle de la « devise de la République », pas de celle de la France. La devise de la République est un symbole lorsqu’elle figure aux frontons des mairies, des écoles, des bâtiments publics. Mais, bien plus clairement que les autres symboles, qui sont concrets – Marianne, le drapeau, l’hymne –, elle est l’incarnation des valeurs fondamentales de la République traduites en mots abstraits, d’où les principes découlent, ou dont ils sont armés. Dès lors, cette triple déclinaison des valeurs principielles renvoie à l’imaginaire politique et social de la République. Si on transpose le schéma élaboré par Georges Duby pour comprendre l’imaginaire féodal en trois ordres, on peut dépeindre un imaginaire républicain en trois ordres lui aussi. De façon stimulante, dans cette peinture historique, on pourrait placer l’Égalité en premier… Voyons pourquoi.
La Liberté est l’initiale de la République, sa religion première. À la lettre et dans l’esprit, la Liberté est la première valeur énoncée dans la devise républicaine, la première aussi dans l’ordre du temps. Mais, à dire vrai, la Liberté était là avant Marianne. En effet, avant de songer à la République, les patriotes de 1789 rêvaient à la liberté, comme leurs cousins américains.
Ainsi, dans l’ordre du discours de la définition des droits universels de la DDHC, « Les hommes naissent et demeurent » d’abord « libres » avant d’être « égaux ».
Toutefois, bien loin d’en clore l’histoire, cette installation primordiale de la Liberté dans la définition de la démocratie ouvre le cycle des combats pour sa réalisation effective, pour la matérialisation des libertés en droits, souvent arrachés. Sur cette impulsion première, qui la précède mais qu’elle incarne, la République passe son temps à définir sa démocratie politique dans son rapport à la liberté, dans le rapport entre la société telle qu’elle évolue et la liberté. Les réglages sont constants, comme ceux qui concernent la liberté d’expression, posée en principe dès 1789 dans l’article 11 de la DDHC. Elle est traduite dans la grande loi de juillet 1881, consolidée depuis bien sûr mais qui reste appliquée encore de nos jours, car elle repose toujours sur les principes libéraux d’origine. Prenons le cas du blasphème, bon indicateur de l’état de liberté de conscience et d’expression d’une société développée. Il n’est évidemment pas un droit. Mais il n’est plus un délit, encore moins un crime depuis justement l’article 11 de 1789. Par la suite, les régimes antidémocratiques rétabliront le crime de blasphème, qui disparaîtra définitivement de nos lois en juillet 1881.
L’Égalité est la noblesse de la République. Au début du verbe républicain était l’Égalité. Du moins en France. En effet, c’est sur la revendication de l’égalité des droits politiques, la liberté en tête bien sûr, que les républicains ont forgé leur identité politique. Entre 1789 et 1792, la monarchie constitutionnelle n’a pas réussi à incarner cette égalité des droits politiques. Comme l’ordre noble, second ordre privilégié de l’Ancien Régime mais premier ordre social dans la France des rois, l’Égalité est en effet la première valeur dans l’ordre historique et social de la République, même si elle apparaît en second dans l’ordre honorifique de la devise républicaine. Il faut dire que la République elle-même est le régime second de la révolution française. Elle est née de l’échec de la monarchie constitutionnelle à étendre la liberté, les droits politiques, à tous. L’incapacité des constituants à mettre en pratique de façon démocratique la révolution des droits de l’homme, l’exclusion de fait de la très grande majorité des citoyens de l’exercice de la souveraineté nationale, a laissé la place au projet d’un autre régime, fondé sur l’égalité des droits. Ce n’est pas un hasard si jusqu’en 1848 le programme des républicains est d’abord le suffrage universel (masculin). La République des républicains français s’appelle donc Égalité. Cette équivalence est une construction historique propre à notre pays. Ce qui explique certains ressorts majeurs de notre culture politique. Si on traverse l’Atlantique, l’histoire de la République aux États-Unis est celle de la libération de la tutelle de l’État britannique, donc la République y est Liberté, historiquement.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, une fois les choix de juin 1848 et des années 1870 opérés (qui répudient la République sociale des quarante-huitards et des communards), cette égalité est bien politique. La démocratisation de la République des Jules, Ferry en tête, est une démocratisation politique, pas sociale. L’objectif, c’est d’étendre les droits politiques à tous pour fabriquer des républicains, contre le césarisme qui dévoie la révolution, contre le monarchisme catholique qui refuse la révolution, contre la révolution sociale aussi. Ainsi, l’école de Jules Ferry ne promeut pas la démocratisation sociale (elle aurait même tendance à s’en méfier), mais œuvre de toutes ses forces à la républicanisation des enfants. Il n’est ainsi pas question de toucher à la séparation socio-scolaire entre lycée bourgeois et école du peuple. En revanche, l’État républicain ferryste fait tout pour cette démocratisation politique, au point d’aller à l’encontre de son libéralisme financier en fournissant un effort budgétaire conséquent pour fonctionnariser les instituteurs. Afin d’enraciner la démocratie politique à son image, l’école est le seul domaine où l’on puisse parler de politique culturelle de l’État républicain jusqu’en 1914. Dans l’entre-deux-guerres, les mots de l’Égalité républicaine changent de sens historique. En effet, à la suite des premières avancées de Jean Jaurès ou de Ferdinand Buisson, la République pense désormais l’Égalité comme sociale. Elle place, et c’est nouveau, la justice sociale au cœur de la démocratisation, au cœur de la réforme. Lorsque Jean Zay parle de réforme démocratique à la fin des années 1930, tout le monde traduit démocratisation sociale. Nous le faisons encore. La question de l’Égalité en République est devenue : comment construire une République sociale ? Et si ce n’est pas par la révolution, comment réformer la société pour la rendre plus juste ?
La Fraternité est l’enfant naturelle de la République, tardivement venue, son tiers état. La Liberté et l’Égalité, les grandes aînées, se mettent en droits, font leur lit dans la Loi, sont les compagnes légales des républicains, la garantie de leur Constitution. La Fraternité, valeur morale mais non juridique, ne vient ni de robe ni d’épée, mais de ce qui relie les hommes, elle est religion en somme (religere, « ce qui relie »). Religion civique, la Fraternité est la morale de l’histoire républicaine, celle qui, allant vers les autres, permet de dire que notre société a réussi sa composition française. À l’âge des nations – devenues corps social et politique de l’État –, c’est par elle que l’on mesure la qualité de cohésion de la communauté nationale. À l’aune de l’histoire française de la constitution de l’État et de la nation en République, le cadre de cette cohésion fraternelle, émancipatrice, a pris le nom de laïcité, depuis l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 jusqu’aux réglages de 1905 ou 2004.
Et l’école dans tout ça ? Elle convoque un passé historique où se déploient les valeurs de la République, particulièrement celle de l’Égalité à travers l’importance du mérite reconnu à tous, quelle que soit la condition sociale. Ouvrons un manuel d’histoire de la Belle Époque destiné aux écoliers, à la page consacrée à Charlemagne. On y trouve, ancrée dans ce si lointain haut Moyen Âge, la trace de la place primordiale de l’Égalité sociale grâce à l’école. Car dans cette rétroprojection, Charlemagne n’est pas seulement l’inventeur de l’école, mais le père de la méritocratie, c’est-à-dire celui de l’école des valeurs républicaines d’Égalité. En effet, dans les petits Lavisse par exemple, on trouve cette gravure si célèbre, ce cliché éducatif, montrant l’empereur en train de réprimander les enfants riches qui travaillent mal et de féliciter les enfants pauvres qui travaillent bien : quel que soit votre rang social, l’école républicaine reconnaîtra vos mérites nous dit le Charlemagne des républicains !
Olivier Loubes
Pour être bien vu de la prof, il faut penser comme elle !
Pour être bien vu de la prof, il faut penser comme elle !
Michel Delattre, professeur de philosophie à Sciences-Po, Saint Germain en Laye.
POURSUIVRE LA RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE
Que veut dire « être bien vu du prof » ? Qu’il éprouve de la sympathie pour certains et pas pour d’autres ? C’est une tendance inévitable, mais que son souci de neutralité doit, justement… neutraliser ! Beaucoup d’élèves croient que pour être bien vu du prof, il faut penser comme lui. Cela tient pour une grande part au fait qu’il est de la responsabilité du professeur de juger de la pertinence de ce que fait l’élève. Mais cela ne veut pas dire qu’il attend de son élève une soumission intellectuelle.
Les sociologues qui s’intéressent à l’École ont identifié, parmi les facteurs de réussite et d’échec, des différences de mobilisation scolaire relevant de ce qu’ils appellent le « rapport au savoir scolaire » des élèves. Voir par exemple, les nombreux écrits de l’équipe ESCOL (en particulier Bernard Charlot, Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Stéphane Bonnery…) sur cette notion, qu’ils étudient à différents niveaux de la scolarité. Ou encore, Philippe Perrenoud : Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF, 1994. Si l’on durcit les oppositions qu’ils décrivent, et qui dans la réalité ne sont évidemment jamais aussi franches, on peut distinguer entre d’une part des élèves qui voient en l’École sa propre justification, parce qu’ils ont repéré que ce qu’ils y apprennent leur permettent de se développer, d’accroître leur compréhension de la réalité qui les entoure (et pour qui d’ailleurs ce processus d’apprentissage ne connaît pas de terme) ; et, d’autre part, des élèves pour qui l’École n’a pas de valeur en elle-même (l’école c’est important, mais pour… avoir de bonnes notes, satisfaire la famille, avoir un bon métier – qui d’ailleurs n’est lui-même qu’un moyen pour autre chose, ou même, comble de paradoxe, pouvoir « faire des études »… plus tard…). Cette seconde catégorie d’élèves réduit le métier d’élève à « être en règle » (avoir la moyenne, passer dans la classe supérieure, être bien vu des profs), quels qu’en soient les moyens. Ils réduisent de ce fait ce qu’ils font dans l’espace scolaire à des « activités », sans percevoir que celles-ci ont pour enjeu des apprentissages, des connaissances et des compétences à acquérir, qui leur donnent sens. Ce sens, ils ne le perçoivent pas. D’où l’incompréhension lorsqu’ils ont, souvent à juste titre, le sentiment d’avoir « travaillé », c’est-à-dire d’avoir fait ce qu’on leur demande, et qu’ils sont pourtant évalués négativement. La situation est d’ailleurs encore plus propice à malentendu si cela les conduit à un résultat en apparence satisfaisant qui les conduit à être évalués positivement sans avoir vraiment compris ni véritablement acquis ce qu’on a voulu leur enseigner.
Parmi eux, nombreux sont ceux qui s’en tirent apparemment en produisant ce qu’ils perçoivent qu’on attend d’eux, mais sans accorder vraiment de sens à ce qu’ils font, et donc sans y adhérer, avec pour seul but d’être en accord apparent avec ce que le professeur demande. Voir à ce sujet, le livre de ce professeur de philosophie qui se trouve en situation de bien noter les dissertations de philosophie que ces élèves lui donnent, parce qu’elles sont formellement conformes aux exigences scolaires, mais qui sait que ces élèves n’adhèrent absolument pas à ce qu’ils écrivent : Carole Diamant, École, terrain miné, éditions Liana Lévi, 2005. D’où le sentiment que pour être bien vu du professeur, il faut penser comme lui. Cela se manifeste par ces questions incessantes : « Est-ce que ce sera noté ? » (manière de manifester que ce n’est pas ce qu’on est en train d’acquérir qui importe) et plus encore, jusque sur les bancs de l’université : « Quelle est la bonne réponse ? » Comme s’il était radicalement interdit de juger soi-même ! Attitude qui peut même conduire à proposer des absurdités manifestes, parce qu’on est convaincu que ce qu’on pense authentiquement n’est pas recevable par l’enseignant.
Lorsque l’on enseigne quelque chose, il est évident que le but est que l’élève l’acquière et le comprenne. Il y a donc une part d’acquisition prédéterminée. Et il y a bien des connaissances exactes qui justifient qu’on y fasse la différence entre le vrai et le faux, la réussite et l’erreur. Mais il est bon que l’on mette l’élève en situation de comprendre que cela ne dépend ni de sa fantaisie, ni de celle du professeur. Lorsque le professeur, dans ce contexte, pose une question, l’élève sait que le professeur a la réponse. Ce n’est donc pas vraiment une question. Cela n’entraîne pas qu’il a le devoir se soumettre à quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est pourtant une attitude courante, que l’on peut vérifier par la trop grande présence du plagiat. La liberté de pensée consiste au contraire à comprendre pourquoi ce qu’on apprend est justifié. Cela suppose qu’on donne aux élèves un droit aux essais et aux erreurs.
Mais il y a aussi de très nombreuses situations pédagogiques dans lesquelles l’élève est invité à une recherche personnelle. Il faut qu’il sache alors que sa réponse est acceptable, pour autant qu’il réfléchisse vraiment. Cela ne signifie pas qu’il a le droit de dire n’importe quoi, qu’il ne doit faire aucun effort de jugement, mais qu’il est libre de délivrer la réponse qui lui paraît pertinente et que même s’il est dans l’erreur, il n’en sera pas pour autant mal vu du prof…
On se méfiera donc d’un certain refus de toute référence aux « compétences ». Si celles-ci se réduisaient systématiquement à un seul savoir-faire et étaient un moyen de prétendre qu’on peut être « compétent » sans passer par la maîtrise de connaissances, on aurait tout à fait raison de s’en méfier, justement parce que ce serait un contresens sur l’École, générateur d’un rapport au savoir handicapant. Mais la référence aux compétences peut signifier autre chose : que l’élève ne doit pas être un simple perroquet et qu’il faut qu’ils s’approprient réellement des savoirs et des pratiques qui sont les vrais enjeux de sa scolarité.
Etienne Klein : Lorsqu’on fait un
calcul en physique quantique, ou en physique des particules, on se place dans
un espace mathématique abstrait. On n’est pas dans un espace physique à 3
dimensions. Dans ces espaces abstraits, on fait des calculs permettant de dire
quel sera le résultat d’une mesure si on fait telle expérience. On fait ce
calcul, on a un résultat. Ensuite on fait l’expérience dans le réel physique. Et
on trouve un résultat identique… D’où
vient cet accord ? … Les équations des physiciens, pour des raisons qu’on
ne sait pas forcément expliquer, permettent de toucher le réel. Sinon il
faudrait invoquer un miracle pour chaque succès, un miracle à chaque fois qu’un
résultat coïncide avec le calcul, à chaque fois qu’une prédiction est confirmée
par des mesures expérimentales. Or, il y a tellement de miracles, impossibles à
assumer tous, qu’on est bien obligé de constater l’efficacité des équations. Elles
touchent le réel. C’est ce qui permet d’échapper au relativisme. En cela, la
science n’est pas une connaissance comme les autres. Elle démontre sa capacité à toucher le réel à
chaque fois que cela se produit. Et ça se produit toujours puisque la physique
quantique n’a jamais été démentie par un fait expérimental, ni la relativité générale d’Einstein. Pour l’instant,
ce sont des théories qui n’ont jamais été contredites par les faits… Chaque accord
observé produit une sorte d’émotion. Quand
on a eu la preuve que le boson de Higgs existait, les scientifiques qui étaient
aux manettes de l’expérience ont éprouvé une émotion absolument incroyable. Donc
l’émotion n’est pas l’apanage des artistes. L’objectivité n’est pas l’apanage
des scientifiques. Mais ce constat ne suffit pas à dire que la science et l’Art,
c’est la même chose.
Virginie : Quelle différence effectuez-vous
entre la science et la recherche ? Une découverte pouvant être remise en
question par une nouvelle découverte, comment éviter ce relativisme qui consiste
à remettre en question la science ?
Etienne Klein : Effectivement, j’ai
été très agacé par la controverse – la fausse controverse – sur le changement
climatique. Les climato-sceptiques n’arrêtaient pas de nous dire que la science
c’est le doute... Vous êtes sûre que la science c’est le doute ? Vous
pensez qu’on a encore le droit de douter que la terre est ronde ? La force de la science, c’est qu’on a su que
la terre était ronde avant de voir que la terre était ronde. Actuellement, les photos des satellites
permettent de voir que la terre est ronde. Mais du temps d’Aristote, on savait
déjà qu’elle était ronde. Sans aucun point de vue permettant de la voir dans sa
forme complète. Par des mesures, des
raisonnements, on a été capable de démontrer la rotondité de la terre avant de la
voir. C’est ça la force de la démarche
scientifique. Aujourd’hui, personne ne doute ce fait. On ne remettra jamais en
cause ces résultats. Sauf si on est victime d’hallucinations ou si par un effet
physique encore inconnu, la terre pouvait devenir totalement plate. Donc il y a
des choses acquises sur lesquelles on ne
reviendra pas.
Virginie : C’est la partie
science.
Etienne Klein : Oui, c’est la
partie science. Des choses ont acquis une solidité. C’est la science dite souveraine.
Celle ayant acquis des arguments dans
certains domaines ne pouvant plus être remis en question... Pour en revenir au
modèle standard de la physique des particules... Ça n’est pas la théorie du tout, on le sait. D’ailleurs il n’y a pas la gravitation, donc c’est
un modèle incomplet. N’empêche que… jusqu’à des énergies qui sont celles explorées
au LHC, ce modèle a fait ses preuves. C’est-à-dire qu’on n’a vu aucun phénomène
qui ne soit pas compréhensible dans le cadre de ce modèle standard. Il faut en
prendre acte. Il est le seul à pouvoir faire ça.
Il convient
donc d’effectuer une différence entre la science ayant un corpus contenant des
choses ne pouvant facilement être démenties, et la recherche relevant d’une
démarche inspirée par le doute. Par exemple, pendant 48 ans, entre 1964 et 2012,
on s’est demandé ce qui pouvait être à l’origine de la masse des particules. On avait plusieurs théories. Avec la
découverte du Avec le boson de Higgs, on a compris que c’était cette théorie
qui était la bonne et pas une autre. On a levé un doute. Aujourd’hui qui doute
de l’existence du boson de Higgs ?... Un doute travaillé a permis l’élaboration non
pas d’une vérité mais plus modestement d’une vérité de science. C’est-à-dire d’une vérité dont le statut est
beaucoup plus fort que celui de n’importe quel fait… Par exemple je vous vois. Mais ne suis-je pas
victime d’une hallucination ? N’ai-je pas trop bu ? … Les arguments
qui me font dire que le boson de Higgs existe sont bien plus forts que ceux qui
me permettent simplement, parce que je vous vois, d’affirmer que vous existez.
Etienne Klein - Ce que la physique dirait du temps -
21-10-15 - Photo - le chêne parlant
Virginie : Parce que ça a été
anticipé.
Etienne Klein : Oui, parce que ça
a été prévu, anticipé, détecté. Objectivé.
Je ne voudrais pas que nos connaissances les plus affirmées puissent être considérées comme des croyances…
Là, on tombe sur une question intéressante. Si nous ne savons pas dire comment nos
connaissances sont devenues des connaissances, alors dans nos bouches, elles ont
le statut de croyances… Nous les répétons
parce qu’elles nous ont été dites avec des arguments d’autorité… Tout le monde sait que la terre est ronde. Mais
qui sait comment on l’a su ? Si nous ne savons pas d’où vient que nos
connaissances sont des connaissances et non pas des croyances, alors nos
connaissances sont comme des croyances. C’est cela qui est inquiétant, c’est de
considérer les connaissances comme des croyances.
Virginie : Le scientifique prend
toujours des précautions, ne sera jamais dans l’affirmation péremptoire, définitive
de son savoir… Et les climato-sceptiques
jouent sur cette ambiguïté-là...
Etienne Klein : En matière de
climat, les climatologues sont les premiers à dire qu’ils ne savent pas tout.
Mais dire qu’on ne sait pas tout, n’est pas dire qu’il n’y ait aucune chance qu’on
sache. Il y a des choses dont les climatologues sont certains bien qu’ils ne
sachent pas tout. De même que les
physiciens sont certains de l’existence du boson de Higgs sans pouvoir dire ce
qui se passe à très haute énergie…
Savoir ce n’est
pas tout savoir. Savoir c’est précisément savoir ce qu’on ignore. C’est pour
cela que L’ignorance c’est la grande affaire des savants. L’ignorance ce n’est pas l’affaire des
ignares. Un ignare ignore qu’il ignore. Un savant sait ce qu’il ignore, ce qui
veut dire qu’il sait tout ce que l’on sait.
3 - Un environnement
propice, favoriser les rencontres
stimulantes.
4 – Les échanges ; collaborez,
échangez !
5 – Les contraintes ; osez "l'audace savante".
6 – Travail et intuition.
7 – Persévérance et chance…
Etienne Klein : Nourrir le
cerveau, évidemment. La science nourrit le cerveau. Elle peut le
téléguider notre façon de penser, elle peut avoir un impact sur elle. Bachelard
disait : faire de la science, c’est penser contre son cerveau. C’est-à-dire,
soumettre son cerveau à des arguments ou à des résultats qui le violent. C’est-à-dire,
qui sont tels que le cerveau laissé à lui-même, à ses préjugés, à son ressenti,
pourrait décréter que les résultats sont faux.
Cantor,
mathématicien du 19ème siècle, qui s’intéressait à la question de l’infini,
a démontré que sur le côté d’un carré,
il n’y a pas moins de points que sur la surface du carré. Sur une surface, pour
vous, il y a deux dimensions, il y a bien évidemment beaucoup plus de points
que sur un côté. Or il a pu établir une bijection entre tous les points du côté
et tous les points de la surface … Ça lui a paru tellement fou, qu’il a écrit à
richard Dedekind : « Je le vois, mais je ne crois pas ». Dedekind
a refait la démonstration, lui a assuré que sa démonstration était juste. Il a découvert un résultat mathématique auquel
il ne croyait pas. Il y a pas mal d’exemples
comme cela dans l’histoire des sciences des découvertes qui ont été faites par
des physiciens qui ne croyaient pas à leurs découvertes.
L’Art, nous explique Yves Michaud
dans une conférence intitulée « Art et science »*1, c’est ce qui
s’ajoute à la nature. Un supplément, donc. Un plus. Tout ce qui augmente.
La science, quant à elle, est un
ensemble de connaissances obtenues par des moyens rationnels :
l’observation, faire des expériences, chercher des preuves, élaborer des
démonstrations. La science a une méthode, on l’appelle démarche scientifique.
S’il peut y avoir approche
scientifique de l’art, l’Art ne saurait être exempt de pensée pour autant. D’abord parce ce dernier répond à certaines
règles, celles de l’Art... Ensuite parce que l’art n’est pas copie de la nature,
laquelle serait insipide, sans saveur.
S’il a pu être un temps
décoratif, par bien des côtés il est à présent explicatif. Yves Michaud parle
de
« Degré intellectuel de
précision. »
Virginie : La science ne
devient-elle pas un art lorsqu’elle se fait exercice de pensée, tel Einstein
chevauchant un rayon de lumière et… à côté de cela l’Art ne serait-il point
science lorsqu’il utilise des lois complexes de perspective, des démarches
complexes d’association de couleurs ? Autrement dit, la qualité du lien
unissant le chercheur à l’objet étudié ne constitue-t-elle pas un art ? Le
style existe-t-il en science ?
Etienne Klein : Il y a une
démarche scientifique qui évolue au gré des avancées de la science, elle n’est
pas fixée a priori. Dans le cas d’Einstein, ce dernier reprend une
pratique déjà usitée par Galilée, cela s’appelle des « expériences de
pensée ». Attention, il ne s’agit
pas d’effectuer une expérience mentale où l’on ferait effort de penser mais de se représenter ce qui ne peut être
réalisé en laboratoire. Autrement dit, penser l’expérience de manière à regarder
- dans ces conditions - ce que donnerait telle idée ou telle théorie si on
pouvait l’appliquer à cette situation.
Einstein a fait cela effectivement à plusieurs reprises. Par exemple, en
s’imaginant à cheval sur un rayon de lumière, il a vu une lumière immobile par
rapport à lui. Or la lumière n’existe qu’en déplacement ; on n’a jamais vu
de photon immobile. Cette contradiction va le mener à une nouvelle théorie de
l’espace et du temps : la relativité restreinte. Un peu plus tard, il
s’est imaginé en chute libre. Tout se
passe alors comme si son poids n’existait pas puisqu’il tombe, certes, du fait
de son poids mais les objets tombant
avec lui ont la même vitesse. Donc, par rapport à lui, les objets sont en
apesanteur. Et donc, la cause de sa chute
et son poids sont annulés par sa chute.
Effectivement,
par ces expériences dites « de pensée », Einstein pratique une sorte
d’Art. L’art de formuler des expériences permettant d’interroger les principes
sur lesquels la physique se fonde. Et au besoin, si les expériences de pensée
conduisent à des situations vraiment absurdes, de pouvoir remettre ces
principes en cause. Donc, il y a de l’Art dans la science et il y a aussi de la
pensée dans l’Art. Mais attention à ne pas confondre le scientifique utilisant
son imaginaire et l’artiste utilisant sa pensée. En effet, cela pourrait
laisser croire que la science et l’Art, sont à peu près la même chose explorée
par des voix différentes. 2*
Si l’on veut
bien penser l’Art et la science, il faut commencer par les séparer. Penser les
liens suppose, en effet, d’effectuer une distinction. La science, c’est la science. L’Art, c’est l’Art. Et ensuite, s’agira-t-il
de les faire dialoguer. Sans les opposer. La science n’est pas le contraire de
l’Art. Elle est différente de l’Art. Et c’est cette différence, cet écart,
qu’il faut penser.
Lorsqu’on dit
que l’Art s’ajoute à la nature. La nature n’est pas donnée d’emblée. D’ailleurs
la science vise à la connaître car nos impressions, nos sensations et même nos
observations nous trompent. Les lois de
la nature sont cachées dans des phénomènes habituels, qui, en même temps,
masquent les lois et les travestissent… De sorte qu’il faut aller les chercher,
en passer par un dédoublement du réel. A partir du réel donné immédiatement,
exercer un détournement, une sorte de second monde qui est celui de la
formalisation : des mathématiques pour les physiciens. Il y a des lois qui
s’expriment sous forme mathématique. On fait un saut par-dessus le réel pour
rejoindre l’abstraction. Et cette émancipation étant accomplie, on revient dans
le réel empirique pour voir si les lois construites dans l’abstraction s’y
appliquent. Et donc en science aussi, il y a une sorte de dédoublement. C’est
l’idée d’ajouter quelque chose à la nature. Et ces ajouts sont les ingrédients qui
permettent de la comprendre.
Virginie : Un élément
essentiel de la science est non seulement sa qualité explicative du monde
mais sa capacité à prévoir des objets physiques n’ayant jamais été ni pensés
auparavant, ni observés. Vous parlez – le concept est remarquable - de
«Treuil ontologique ». Qu’est-ce donc ?
Etienne Klein & Alexandre Lacroix - "Ce que la physique dirait du temps" - 21-10-15
Photo : Virginie, le chêne parlant
Etienne Klein : Effectivement. C’est
ce qui est fascinant avec la physique. Par ce détournement, par cette
émancipation à l’égard du réel donné par le biais du formalisme, on devient
capable de dire qu’il existe dans le réel des choses non encore observées. Et ces
objets physiques non vus seront révélés ensuite par l’expérience… Par exemple en
physique les photons, par exemple les quarks qui sont les constituants des
noyaux, par exemple le boson de Higgs… D’abord
prévus par les calculs, ces derniers ont été détectés ensuite lors des
expériences. Or ils n’auraient pas pu être repérés si nous en étions restés aux
observations directes. Cela est fascinant... Les mathématiques en physique agissent
comme un treuil ontologique. C’est-à-dire, elles permettent d’extraire du réel
des choses qui y sont et que nos sens laissés à eux-mêmes sont absolument
incapables de voir.
Rendre lisible l’invisible.
Virginie : Ce qui est
intéressant, c’est également ce ressenti qui se rapprocherait davantage de
l’Art. Effectuer des liens entre des
choses improbables ou très séparées, tel Einstein travaillant dans son bureau
des brevets. C’est-à-dire reprendre du connu et le transformer … en faire un
objet nouveau...
Etienne Klein : il y a une sorte
de dialectique entre la raison et l’imaginaire.
Un scientifique n’est pas objectif… Personne n’est objectif.
L’objectivité de la science se construit non grâce à l’objectivité de ceux qui
la font mais par le biais des discussions, des controverses parfois. Et ces
discussions alimentées par de nouvelles expériences, de nouveaux arguments,
aboutissent à ce que la controverse cesse quand tout le monde est d’accord.
Donc l’objectivité de la science relève plutôt d’une objectivation que d’une
qualité particulière qu’auraient les scientifiques d’être plus objectifs que
les autres. Encore une fois, personne n’est objectif.
Les artistes,
quant à eux, mettent en avant - comme une sorte de principe créatif - leur
subjectivité. Ils n’ont pas le souci de pratiquer l’objectivité. Simplement l’Art
aussi révèle une forme d’objectivation. Elle donne à voir des choses qui ne sont pas
la nature elle-même mais une forme de travail autour d’elle. Quelque chose de
la nature que nous n’avions pas vue avant que les œuvres en question nous la
révèle. Il y a un parallèle. D’ailleurs
on ne demande pas à l’Art de révéler la nature, on lui demande de provoquer en
nous des émotions, des sensations qui vont ensuite rejaillir sur notre propre
rapport à la nature, à nous-même, à notre imaginaire, à notre vision. Des révélations
pas forcément réelles mais faisant partie de notre perception du monde. 4*
Virginie : Ce qui rejoindrait l’Art et la science
serait-il de donner à penser ?
Etienne Klein : Le scientifique n’a
pas pour ambition seulement de donner à penser mais de dire ce qui est, de
révéler le réel. Il s’agit de devenir
capable de toucher le réel. Pas de le décrire – ce qui serait sans doute trop
ambitieux –
mais de toucher le réel.
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Première vidéo de l'ensemble constitué de 4 parties
(La vidéo entière sera mise en ligne en avril.
Pour des raisons techniques, cela n'est pas possible en l'instant. Veuillez m'en excuser. )
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Références et extraits :
2 * « le
fait que le scientifique utilise son imaginaire comme l’artiste utilise sa
pensée pourrait laisser croire que la science et l’Art, c’est à peu près la
même chose explorée par des voix différentes." 3* « C’est-à-dire,
elles permettent d’extraire du réel des choses qui y sont et que nos sens
laissés à eux-mêmes sont absolument incapables de voir. »
4* Qui vont nous révéler des choses qui ne sont pas
forcément réelles mais font parties de notre perception du monde.
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Etienne Klein - "Ce que la physique dirait du temps" - 21-10-15