mardi 1 novembre 2016

"La peinture américaine des années 1930" par Marie-Paule Botte.

   


   
George Wesley Bellows - 
1909 Stag at Sharkey's - 
tableau du domaine public


En partenariat avec Philosophie Magazine

Chargée de communication des Amis des Musées de Lille




 La peinture est-elle un miroir de la société ? Une photographie ?

     Un décalque de l’humaine condition ?

   Certains peintres américains emblématiques des années 1930, explicite la Directrice du service des publics et communication du musée de Douai, Marie-Paule Botte, portent bien en eux l’émotion dense de cette « Grande Dépression » subie par la population. 
L’artiste George Bellows  fait partie de ces témoins.

Marie-Paule Botte et Christian Moinet  
16 octobre 2016 - Palais des Beaux Arts de Lille
Photo  - Virginie Le Chêne Parlant

        Le jeune membre de l’Ashcan School – autrement dit « L’école poubelle » - ayant vendu à seulement 29 ans une de ses toiles au Musée « The Met » - croque,  montre,  dénonce – les côtés dérangeants d’une société percutée, d’un monde tout en Bouleversements et Mutations. De rapports sociaux chamboulés, donc, nouveaux, où une migration massive vers les villes fait passer l’échange à taille humaine à l’échelle industrielle des froids espaces…                      

     Plus que peintre George Bellows - dépeint - raconte à travers ses toiles, les rivières boueuses dans lesquelles se baignent les classes ouvrières immigrées. Évoque les ambiances sombres, les conditions précaires, l’absence d’hygiène et le manque de produits répondant aux besoins essentiels.


People of Chilmark 1920- Thomas Hart Benton-1920

        Et si sa peinture, tout comme celle de Thomas Hart Benton, fait scandale, c’est en raison du degré d’implication du lecteur qu’elle suscite. En effet, suite à l’effondrement de la bourse de 29, ces tableaux révèlent l’étendue du choc économique ayant jeté une part non négligeable de la population dans la précarité et la misère.

     Ces derniers expriment également l’intensité dramatique des liens cabossés entre l’enclume d’une industrialisation métallique et le marteau des chaînes de montage déshumanisées...

Peintres du social, ces artistes des années 30 - tout comme le livre publié en 1935 d’Horace Mac Coy « On achève bien les chevaux » - interrogent l’identité américaine. Questionnent le citoyen. Interpellent son degré d’adhésion. Malmènent son échelle de valeurs. Mettent en cause sa responsabilité.
Traduction littérale : Voulez-vous vraiment cela ? Acceptez-vous ces conditions, non de vie  mais de survie ? Ne voyez-vous donc rien ? Pouvez-vous soutenir cela ? Pourquoi fermez-vous les yeux ?

     Lanceur d’alerte du réel, ces fins observateurs décrivent l’ordinaire d’une vie sociale difficile et conflictuelle où la boxe répond à la dureté, où le coup percute le marbre veiné des souffrances endurées.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rencontre_de_boxe_chez_Sharkey#/media/File:1909_Stag_at_Sharkey%27s.jpg

     Hasard du calendrier, la philosophe Adèle Van Reeth reprend un extrait d’un texte consacré à la boxe  particulièrement éclairant : 

     « ... On joue au football, on ne joue pas à la boxe, écrit Joyce Carol Oates.
[…]  la boxe, avec la férocité qui la constitue, ne peut être assimilée à l’enfance. […] Les spectateurs de rencontres sportives tirent une bonne partie de leur plaisir du fait de revivre les émotions collectives de l’enfance, mais les spectateurs de combats de boxe revivent plutôt la petite enfance meurtrière de la race. D’où la sauvagerie occasionnelle des publics des combats de boxe […], de même que l’excitation, lorsqu’un homme se met à saigner sérieusement. […]
Ou de manière abstraite, le ring est un genre d’autel, un de ces espaces légendaires où les lois d’une nation sont suspendues : entre les cordes, durant une reprise officiellement fixée à trois minutes, un homme peut être tué sous les coups de son adversaire, mais il ne peut être légalement assassiné. »
                          
                                          De la boxe, 1987, trad. Anne Wicke, (Tristram, 2012)

 La boxe, dans une excellente émission des « Nouveaux chemins de la connaissance » consacrée au sport comme exercice spirituel ?



          De même, le  tranchant du pinceau de Billows signe les combats d’une survie ordinaire. Visions dérangeantes parce que féroces, taboues parce que sanguinaires et comme l’indique Joyce Carol Oates… meurtrières. Le trivial de liens sociaux basés sur l’affrontement, la défense, la dépense physique, la violence est ici mise en lumière avec crudité.

             Avec Bellows, on identifie les victimes.
        
        L’innocence légalement assassinée est exposée au grand jour… Tiens, comme Paddy Flanagan peint en1908. Enfant terreux aux vêtements arrachés.
Sous les lambeaux d’une vie sombre cette « pearl of the gutter », « Perle de la gouttière » comme l’indique l’artiste lui-même, s’offre aux regards gênés du spectateur.

On ne sait trop comment interpréter cette mise à nu...
Que dire de ce physique de subsistance trop rongé pour être soucieux ? De ce torse anémié, étalage de chairs carencées trop blanches, de muscles flasques trop mous pour indiquer la pleine santé ?
Comment apprécier ce visage marqué - peut-être - d’une minuscule pointe de défiance, ecchymose inoffensive d’un ego presque éteint ? Comment soutenir ces paupières tombantes -  peaux fatiguées, gonflées déjà - lourdes d’un travail harassant ? Comment soutenir cette bouche encombrée de dents mal rangées, mises en avant telles les incisives d’un mammifère rongé, d’un animal de l’ombre, d’une « Perle de la gouttière », autrement dit, un mélange de Pureté, de Catacombes et de Caniveau.


           Cette présentation d’un enfant brutalisé par la société choque le bon goût. George Bellows l’exhibe à dessein – imprime les esprits …  

"Je sais bien que les images sont le plus souvent des mensonges ou des illusions (Platon ne disait que ça), évoque Georges Didi-Huberman dans l'intéressant Philosophie Magazine, le philosophe et historien de l'art poursuit mais elles ont aussi la capacité de devenir un moyen aussi puissant que les mots pour manifester une pensée, exercer une critique voire délivrer un bout de vérité (ce qu’affirmait Aristote contre Platon)."   "il y a une chance pour que cette opération visuelle, sensible, révèle quelque chose qu’on n’avait pas vu avant, une vérité encore insoupçonnée, encore inintelligible." « Fabriquer une image, ce n’est pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et construire une idée » 3*

                                 Voilà bien là le travail du peintre : donner à voir. Montrer. Parfois simplement par la forme esthétique du sentir et de l'évocation. D'autres peintres préfèrent  triturer, malmener, provoquer. C'est l'esthétisme des égouts. 
     
       Pour Bellows, cette vue est une prise de vue. La peinture se fait épaisseur, texture de la modernité – pâte de la folie du monde - avec George Bellows, la toile vient épaissir les linéaments de la pensée. 

                                     Dénonce, par une saine impudique obscénité.

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Pour aller plus loin :

Musée de l'Orangerie 



 
 People of Chilmark (Figure Composition), 1920


In 1924 - Benton depicted three landmarks in New York City's Madison Square within his painting New York, Early Twenties.



L’excellent site du Museum “The Met” 

permet de visualiser  les toiles présentées. 
Vous avez des articles en anglais pour chaque tableau (Appuyer sur +). 


La texture de la modernité – la folie du monde dans lequel se trouve le peintre - peut-elle ne pas épaissir les linéaments de la toile ?
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Vidéo


La Grande Dépression change beaucoup de choses pour les américains
Choc économique sans précédent, toute l’organisation de la société en est bouleversée.
C’est également le moment d’une industrialisation  forcenée.
Années difficiles où la population perd beaucoup, a peur des lendemains difficiles et, paradoxalement « se divertit » par l’intermédiaire de nouveaux médias. La cinéma-sphère ne tardera pas envahir la cellule familiale, puis à la supplanter.  






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The Met







  
Philo magazine :

L’exposition Soulèvements débute le 18 octobre au Jeu de Paume. Quelle envie et quelle ambition ont précédé sa mise en œuvre ?
Georges Didi-Huberman : Ce n’est rien d’autre, en somme, que la possibilité ouverte — grâce à la proposition de Marta Gili de faire une exposition thématique de mon choix au Jeu de Paume— d’avancer dans des recherches et des questionnements en cours depuis un certain temps. D’une part, c’est un peu la suite del’exposition Atlas que j’avais conçue en 2010 au Musée Reina-Sofía de Madrid : l’idée d’une anthropologie des images, issue avant tout de ma lecture de l’historien de l’art Aby Warburg, se terminait (ou s’ouvrait, plutôt) sur la question politique avec un très beau film de Harun Farocki… D’autre part, c’est un nouveau moment dans une recherche philosophique et historique de longue haleine qui a donné les six volumes de la série intitulée L’Œil de l’histoire, aux Éditions de Minuit. Le dernier volume, sur Barthes et Eisenstein, s’interrogeait sur ce que c’est qu’une émotion politique… Il se focalisait certes sur un moment particulier, la lamentation du peuple devant le cadavre d’une personne assassinée (dans Le Cuirassé Potemkine, il s’agit du matelot tué par son officier supérieur). Mais mon propos était de comprendre comment une lamentation, c’est-à-dire un moment de deuil et d’abattement, peut porter en elle toutes les possibilités du mouvement contraire, à savoir le geste du soulèvement. L’« ambition », comme vous dites — mais je n’aime pas trop ce mot, avec des sujets pareils il vaut mieux être modeste, et c’est pourquoi vous ne trouverez pas mon nom sur la couverture du catalogue de l’exposition Soulèvements : c’est un sujet d’autant plus important qu’il est collectif —, je dirais plutôt le souhait, ce serait que le spectateur, avant tout le spectateur ou la spectatrice jeune, éprouve de façon sensible, visuelle, que Goya ou Baudelaire ne sont pas si loin que ça de nos préoccupations historiques les plus brûlantes, et peuvent de ce fait parfaitement dialoguer avec des œuvres contemporaines.

Peut-on seulement représenter et exposer le soulèvement sans le dénaturer ou le « neutraliser » ?
Mais si vous prononcez le mot « soulèvements », c’est la même chose ! En disant « soulèvements », vous ne vous soulevez pas fatalement. Est-ce à dire que le mot dénature la chose ? Oui et non. Oui parce que ce n’est qu’un mot et non l’acte qu’il désigne. Non, parce ce mot, s’il est pertinemment agencé dans une phrase ou un texte de politique, de philosophie ou de poésie, peut mettre au jour une vérité sur les soulèvements… C’est pareil avec les images et les œuvres d’art : d’un côté elles peuvent « dénaturer » ou « neutraliser », oui, comme vous dites, ou bien « esthétiser » comme on l’entend si souvent. Mais, d’un autre côté, il y a une chance pour que cette opération visuelle, sensible, révèle quelque chose qu’on n’avait pas vu avant, une vérité encore insoupçonnée, encore inintelligible. Je sais bien que les images sont le plus souvent des mensonges ou des illusions (Platon ne disait que ça), mais elles ont aussi la capacité de devenir un moyen aussi puissant que les mots pour manifester une pensée, exercer une critique voire délivrer un bout de vérité (ce qu’affirmait Aristote contre Platon).

« Fabriquer une image, ce n’est pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et construire une idée »
À ceux qui s’inquiéteraient de l’impuissance sinon de la vanité de l’art face à la violence du monde vous dites qu’il est comme « l’œil de l’histoire ». De cette formule vous avez donc fait une série de livres. Que signifie-t-elle ?
Vous me permettez là de préciser ma réponse précédente, et de la prolonger du côté de ce que vous appelez l’action… J’ai toujours pensé — mais Sartre, que je n’utilise pas beaucoup par ailleurs, l’avait dit bien avant moi, cela donne aujourd’hui tout un courant de pensée en Allemagne qui s’intitule « théorie de l’acte d’image » — que les images sont des actes et non pas seulement des objets décoratifs ou des fantasmes. Oui, des actes. En étudiant les photographies de femmes hystériques à La Salpêtrière au temps de Charcot — mon premier chantier important —, j’avais immédiatement compris que fabriquer une image, ce n’était pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et construire une idée. C’était pour moi une façon d’interroger les images dans la suite de ce que Michel Foucault faisait à propos des discours. En travaillant sur la peinture de la Renaissance, j’ai encore exploré cette dimension gestuelle de la peinture, comme lorsque Fra Angelico jetait du pigment en pluie sur la paroi, un peu comme dans l’action painting de Pollock (toutes proportions gardées). Et puis un moment très important pour moi a été de reconnaître dans les quatre photographies duSonderkommando d’Auschwitz — que j’ai étudiées dans Images malgré tout, et qui seront exposées au Jeu de Paume, pour la première fois dans leur dimension réelle — un acte de soulèvement : ces gens-là, des prisonniers juifs promis à la mort, ont intégré l’acte photographique à l’intérieur d’un acte plus large de soulèvement, qui comprenait aussi l’établissement de preuves, l’écriture de récits (cachés dans la terre) et, enfin, l’explosion d’un crématoire à Birkenau… N’étaient-ils pas, ces gens qui allaient mourir mais voulaient transmettre des images malgré tout, « dans l’œil de l’histoire » ?

Vous repérez deux « moteurs » du soulèvement : la mémoire et le désir. Comment s’articulent-ils pour permettre l’action ?
J’ai d’abord voulu envisager les soulèvements comme des gestes. Des gestes, c’est en quelque sorte avant l’action elle-même. Mais c’est très important, la façon dont les corps mettent en geste leur énergie de soulèvement. Désir et mémoire ?... Oui, c’est cela. Se soulever procède du désir : on transgresse, on va vers quelque chose qui vous était interdit, on crée une nouvelle possibilité de vie, on va vers le futur. S’il n’y avait qu’une seule « thèse » dans cette exposition — et c’est ce qu’illustre bien la variété des époques et des médiums que l’on pourra y voir —, ce serait celle-ci : se soulever procède du désir, et le désir ne cesse jamais. Il est indestructible, comme a pu le dire Spinoza et comme Freud le reprendra très précisément. Il renaît de tout deuil. Ce que Freud précise, justement, c’est qu’on ne désire jamais sans qu’intervienne la mémoire : le désir des gens qui tiennent la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, j’ai vu cela sur l'une de leurs banderoles, est en quelque sorte soutenu par la mémoire du Larzac, par exemple… Mais les exemples sont aussi nombreux que les possibles, car toute invention du futur passe par une reconfiguration — et non pas une table rase — de la mémoire.

Comment le soulèvement se distingue-t-il de l’insoumission, de la révolte ou de la révolution ? Par une forme d’innocence ?
Vous me posez une question de définitions, et je dois vous avouer que ce n’est pas l’exercice que je préfère. Une définition, c’est trop général pour moi. Je m’intéresse plus aux valeurs d’usage qu’aux définitions conceptuelles au sens strict. La philosophie ne doit-elle pas être précise plutôt que générale ? C’est Deleuze qui dit cela quelque part, c’est en tout cas une citation de Bergson. Ce qui est sûr, c’est que le soulèvement — proche de la révolte ou de l’insurrection — ne peut pas se calquer sur la révolution. Il y a très peu de révolutions, par exemple il y a eu « la » Révolution française du XVIIIe siècle. Mais comme l’a montré l’historien Jean Nicolas dans son livre La Rébellion française, cette formidable et unique Révolution n’a pu réussir que sur fond des quelque 8528 soulèvements qui ont éclatés dans les décennies précédentes ! Les soulèvements échouent la plupart du temps. Mais leur répétition transmet quelque chose d’essentiel, c’est cela que je voulais dire aussi à travers cette exposition. Maintenant, vous me questionnez sur l’innocence intrinsèque du soulèvement… Là encore ce sera à comprendre comme valeur d’usage et non pas comme définition : « soulèvement » n’est pas un mot magique, un mot absolu. Il y a d’ailleurs des soulèvements fascistes (la marche sur Rome de Mussolini était un soulèvement). Mais, bien sûr, cette innocence dont vous parlez est un thème qui m’est très cher, comme il l’était pour ces artistes qui comptent beaucoup dans mon travail, par exemple Eisenstein ou Pasolini, Henri Michaux ou Joan Miró dont quelques dessins — notamment une série sur la mort jeune anarchiste Salvador Puig i Antich garroté par la police franquiste le 2 mars 1974 à Barcelone — seront montrés dans cette exposition.

dimanche 16 octobre 2016

« La peinture et la vie. » Safet Zec

Les amis des musées. 

Safet Zec - Inauguration Musée de l'Hospice Comtesse
- 11 oct 2016 - Photo Virginie Chrétien -Le Chêne parlant 

Que nous dit le communiqué de presse sur la peinture de Safet Zec ?
Une représentation de la fragilité de l’existence… Un aspect monumental… Une sublimation… « J’avais quinze ans, nous livre Safet Zec. A l’époque, poursuit le peintre, j’étais barbouillé de la tête aux pieds de couleur et d’huile,  de fusain écrasé, de crayon, de mine de plomb, je trempais dans l’odeur de la térébenthine. »



A découvrir les toiles, le spectateur n’a aucun mal à sentir, effectivement, ce dénivelé des sensations, cette épaisseur, cette profondeur contenue dans la texture maîtrisée de la toile.  
Chaque grain est une patine en guerre contre l’uniformité, la marque rugueuse  d’une histoire…
Les façades vénitiennes aux fenêtres condamnées, toutes d’ocres  ensommeillés d’ombres sont également d’ouvertures attendant le ciel, de volets lumière et de terres dorées.
Autant d’indices de passage. De preuves. De témoignages.
Car dans le monde de Safet Zec, tout est présence.



Aussi devine-t-on sous la ride d’expression d’un lit défait, le drapé d’une vie non lisse.
Les esprits chavirés. Ressassant. Traversés de pensées.
Perdus.
L’uniforme d’une errance travaillée de disparition, agitée – fatigante, épuisante, désespérante, sans doute - mais également marquant la fin d’un cauchemar. Le terme d’une longue nuit. Et donc, la force d’une matière vivante, libérée.
L’énergie d’une avancée, d’un élan.



Une vie enfin levée de bon matin, vers un nouveau jour où une peau éclatante se pare du voile léger des retrouvailles. 

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Safet Zec - Inauguration avec madame Martine Aubry - 11 oct 2016 - Photo Virginie Chrétien -Le Chêne parlant 

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jeudi 6 octobre 2016

« En texte à texte. » avec Francis Huster – 8 février 2016



Francis Huster, « En texte à texte. »
Photos : Virginie, Le Chêne parlant.
Merci de cet entretien d'outre-voix. 
 – 8 février 2016


En collaboration avec le Magazine en ligne

Slow Classes





Comment échapper à l’absolue liquidité des heures, à la continuité des jours, l’insensibilité des mois ? Comment sortir du coma ? Sentir les pulsations sous les visages lisses des passagers d’un train partant dans le matin froid ? Comment, enfin, percevoir des gouttes de présences noyées dans le mouvement d’une foule avançant à débit constant ?

Il y a les pratiques à risque – bien sûr – ces palpitations du danger où la mort frôle la terre du vivant. Ce besoin de côtoyer le frémissant, cette soif du fracas, cette possibilité du pire, cette fréquentation du vertige… Bref, tout ce qui permet d’échapper au bourbier de l’ordinaire et de sortir – tête haute - de la défécation du présent. C’est que – savent-ils - L’infini n’est pas la répétition éternelle d’un même mais l’effondrement d’un tout réalisé en un point précis. C’est une condensation. Une brèche, une déchirure, un électrochoc.  
Le volume d’un univers contenu dans un dé à coudre.
Néanmoins, si s’évader de l’invariable réclame – certes quelques exceptions -  il est d’autres façons d’être saisi. Il est bien des manières de suspendre sa chute au milieu d’un ciel titubant. 
Lesquelles ? Celles des mots qui vous ferment les yeux. Des phrases qui soulèvent et abandonnent le corps en lettres de pensées. Là où le roulis du texte peuple l’instant d’instants. Là où l’on ne se préoccupe ni de faim ni de soif, pas plus de vie que de mort. 






Là où le moment vous  emmène avec soi et vous tient par l’esprit.
L’acteur, Francis Huster est de ce bois qui chavire sous le courant des textes. Le comédien, ce lundi 8 février 2016, arpente la salle du théâtre Charcot de Marcq-en-Barœul, tout en tension, saisi d’une extrême concentration, pris d’un profond recueillement. Les spectateurs l’observent. Que cherche-t-il ? Une attention à l’autre ? Un lien ? Après quelques sourires amicaux lancés aux connaissances assises dans les gradins, quelques paroles détendues plus loin, ni une, ni deux, j’en profite pour confirmer la possibilité d’un entretien le soir même. L’acteur s’arrête, sourit, me répond : « Ce ne sera pas possible mais… » J’attends. L’expert en célébration des mots reprend : « Vous me poserez vos questions durant le spectacle. »  
Etrange. Etrange et pourtant, loin de me déconcerter - l’idée – sans doute encore imprégnée du monument de pensées qu’est Shakespeare,  probablement toujours imbibée des conférences auxquelles je venais d’assister – l’idée, donc, me parut sublime, lumineuse, et même paradoxalement, aussi simple que naturelle… Evidente.
Une irruption du bizarre lancée à esprit portant. 
Un dialogue est-il une suite de mots répondant à une autre suite ? Pensais-je… Un groupe de sens lié par une cohérence d’ensemble ? Ou s’effectue-t-il de visage à visage, d’œil à œil, tout en regard ? L’échange ne s’inscrit-il pas dans des rapprochements de front à front ? Là où la tempe pulse de mille réflexions ? Là où les collisions de pensée percutent d’autres pensées ?  Là où les paroles battent en un espace de souffles ?   
Pourquoi donc ne pas construire cet entretien en texte à texte ?      


Virginie : A propos d’Albert Camus, cet homme si singulier. Vous dites : C’est un homme qui me parle, pas un écrivain. Ce qu’il écrit t’appartient. Il n’y a pas de soumission – c’est un lien – une fraternité 1* Camus, c’est quelqu’un qui marche avec les autres… Une voix qui nous constitue. Pourquoi avoir choisi cet écrivain ?

Francis Huster : Dans le cas d’Albert Camus… et on peut prendre n’importe quelle légende…  Il y a des sportifs absolument sublimes qui ont fait une carrière dans le sport alors qu’à 11 ans ils étaient à moitié morts. Des hommes politiques… John Kennedy, Charles de Gaulle, Napoléon Bonaparte qui n’auraient jamais dû faire une telle course.
Dans le cas d’Albert Camus, on a l’exemple type d’un homme qui n’a absolument pas suivi les pages que l’on avait écrites pour lui.  Pourquoi ces êtres -là restent-ils inscrits dans l’histoire ? Faut-ils qu’ils aient fait une course absolument incroyable. La course n’est pas seulement ce que l’on fait pendant sa vie, c’est le reflet de ce que l’on a fait.
Virginie :  Albert Camus serait-il donc un être singulier, un être de racine et de chair doté d’une incroyable résistance ? 
Francis Huster : Albert Camus est né en 1913. Tuberculeux, issu d’une famille défavorisée dont le père, Lucien, ouvrier agricole, caviste, mourra en 1914 ; le gosse dont le frère est sourd-muet... Peut-on imaginer pire ?  
Virginie : Certes.




Francis Huster : Et pourtant, ce gosse-là, obligé d’aller dans les sanatoriums - celui, qui en 1913 doit être pesé - deviendra pupille de la nation et entamera, grâce à cela, des études.
Virginie : l’école aura donc joué un rôle essentiel dans sa vie ?
 Francis Huster :  La plupart d’entre nous n’ont pas vécu la vie qu’ils auraient dû vivre. On a tous des racines familiales. Si on peut imaginer qu’il y ait un dieu, appelons-le destin, hasard, famille ou qui vous voulez… ou quoi que ce soit…  en fonction de nos parents, de nos grands-parents où se trouve le cercle de notre éducation, de notre enfance, on est écrit déjà. Et il est évident qu’à partir de notre naissance tout est déjà écrit. Les pages sont écrites. Le problème c’est que parmi nous ce soir, seulement 20% ont vraiment réalisé ce qui était écrit et puis d’autres ont bifurqué à cause de rencontres scolaires.  D’un professeur magnifique qui les a emportés vers tout à fait autre chose. D’un oncle. D’un commerçant chez qui on a trouvé une humanité... Une blessure qui fait que pendant trois mois on est en dehors du cercle familial et puis il y a quelqu’un qu’on rencontre. 80% n’ont absolument pas vécu la vie qu’ils auraient dû vivre. Parmi ces 80% la moitié se sont construits eux-mêmes.  Et d’autres qui se sont laissés comme un hameçon balader… Et puis à quarante ans, à cinquante ans… on fait le point et on dit : Est-ce que je continue à me faire balader ? Est-ce que je continue à construire ce que j’ai construit ? Ou est-ce que je continue ma route ?






Virginie : Albert Camus serait-il donc fait de cet alliage de combats, de boue et de poésie ?  La glaise d’un monde élevé au niveau du ciel ?
Francis Huster : … il va devenir le plus jeune prix Nobel de littérature français. Et il va être l’homme le plus célèbre au 20ème siècle parmi les trois plus grands écrivains du siècle : Camus, Proust et Céline.
Virginie : vous citez souvent les grands textes. Pensez-vous qu’il soit plus que jamais nécessaire de défendre ces flambeaux de l’humanité ?
Francis Huster : La beauté exige de l’être des efforts qui l’élève… 

Peut-on mieux conclure ?




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Francis Huster – plein d’une intelligence sensible - restitue merveilleusement la symphonie nuancée d’une pensée polyphonique.
Texte repris du spectacle « Dans la peau d’Albert Camus » Théâtre Charcot de Marcq-en-Baroeul, le 8 février 2016 :
« Venir et parler, évoquer, faire revivre un être humain…  Ce soir, j’ai décidé de faire vivre Albert Camus…. J’ai commencé ce métier en 1963. Je me suis tout de suite trouvé, à 16 ans, plongé  dans le bain, à jouer aux côtés de légendes.  Et au bout de deux ans d’apprentissages, c’était devenu ma famille.
….
La plupart d’entre nous n’ont pas vécu la vie qu’ils auraient dû vivre. On a tous des racines familiales. Si on peut imaginer qu’il y ait un dieu, appelons-le destin, hasard, famille ou qui vous voulez… ou quoi que ce soit…  en fonction de nos parents, de nos grands-parents où se trouve le cercle de notre éducation, de notre enfance, on est écrit déjà. Et il est évident qu’à partir de notre naissance tout est déjà écrit. Les pages sont écrites. Le problème c’est que parmi nous ce soir, seulement 20% ont vraiment réalisé ce qui était écrit et puis d’autres ont bifurqué à cause de rencontres scolaires.  D’un professeur magnifique qui les a emportés vers tout à fait autre chose. D’un oncle. D’un commerçant chez qui on a trouvé une humanité… Une blessure qui fait que pendant trois mois on est en dehors du cercle familial et puis il y a quelqu’un qu’on rencontre. 80% n’ont absolument pas vécu la vie qu’ils auraient dû vivre.
Parmi ces 80% la moitié se sont construits eux-mêmes.  Et d’autres qui se sont laissés comme un hameçon balader… Et puis à quarante ans, à cinquante ans… on fait le point et on dit : Est-ce que je continue à me faire balader ? Est-ce que je continue à construire ce que j’ai construit ? Ou est-ce que je continue ma route ?
Dans le cas d’Albert Camus, et on peut prendre n’importe quelle légende…  Il y a des sportifs absolument sublimes qui ont fait une carrière dans le sport alors qu’à 11 ans ils étaient à moitié morts. Des hommes politiques… John Kennedy, Charles de Gaulle, Napoléon Bonaparte qui n’auraient jamais dû faire une telle course.
Dans le cas d’Albert Camus, on a l’exemple type d’un homme qui n’a absolument pas suivi les pages que l’on avait écrites pour lui.  Pourquoi ces êtres –là restent-ils inscrits dans l’histoire ? Faut-ils qu’ils aient fait une course absolument incroyable. La course n’est pas seulement ce que l’on fait pendant sa vie, c’est le reflet de ce que l’on a fait.
Albert Camus est né en 1913. Tuberculeux, issu d’une famille défavorisée dont le père, Lucien, ouvrier agricole, caviste, mourra en 1914 ; le gosse dont le frère est sourd-muet… Peut-on imaginer pire ?   Et pourtant, ce gosse-là, obligé d’aller dans les sanatoriums – celui, qui en 1913 doit être pesé – deviendra pupille de la nation et entamera, grâce à cela, des études. Et il va devenir le plus jeune prix Nobel de littérature français. Et il va être l’homme le plus célèbre au 20ème siècle parmi les trois plus grands écrivains du siècle : Camus, Proust et Céline.
Molière est un dialoguiste de génies comme Camus.
Il est là. Sa position, c’est la seule que l’on puisse adopter.
La beauté exige de l’être des efforts qui l’élève… 
http://www.lavoixdunord.fr/region/marcq-en-baroeul-francis-huster-ouvrira-le-festival-contes-ia22b49743n3256978
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Pour aller plus loin :
vidéo 1*
Albert Camus un combat pour la gloire de Francis Huster- vidéo auteur 2- L’homme
C’est un homme qui me parle, pas un écrivain. Ce qu’il écrit t’appartient. Il n’y a pas de soumission – un lien – une fraternité

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Albert Camus un combat pour la gloire de... par Le_Passeur_Editeur

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vidéo 2*

Albert Camus un combat pour la gloire de Francis Huster - vidéo auteur 4 - l'oeuvre de Camus





Qui sont ces monuments de la pensée ? Ces êtres de racine et de chair dont l’invisibilité signe une incroyable présence ?  Dont l’écorce saigne à chaque coup de canif ? Dont la sève marque une opacité ? Dont la fluidité coule d’une blessure ?  Albert Camus est sans doute de cette fibre. Un alliage de combats, de boue et de poésie – La glaise d’un monde élevé au niveau du ciel.
Francis Huster – plein d’une intelligence sensible - restitue merveilleusement la symphonie nuancée d’une pensée polyphonique.
Ecoutons…
« Albert a voulu construire une œuvre à hauteur de bible d’homme. L’homme qui parle à l’homme, pas aux hommes. A l’homme. Camus n’avait pas confiance dans les hommes par contre dans l’homme oui. Son œuvre dont la forme droite, nette, c’est une œuvre de journaliste allant à l’essentiel tout de suite et où le fond, la pensée n’a pas les casseroles de dentelle d’écriture. La pensée est servie comme si c’était la lumière et les mots n’en étaient que l’ombre…  Pour les grands écrivains, la lumière c’est la forme, l’ombre, c’est le fond. Il y a du Blaise Pascal chez Camus. Mais alors que Blaise Pascal fait le pari de Dieu, lui fait le pari de l’homme.
Les grands écrivains – comme François Villon, Balzac, Flaubert, Chateaubriand  - sont ancrés dans leur époque. Les œuvres sont tirées par leur époque… On ne peut les digérer que par rapport à leur époque. Elles ne peuvent plus rien illuminer si on ne les met dans leur époque.
Avec Hugo, avec Camus, avec Simenon, il n’y a pas d’ancre. Cette œuvre fluide est d’aujourd’hui. »  

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mercredi 28 septembre 2016

De Gilbert Garcin à la physique des multitudes, entretien avec Etienne Klein.

Physique des multitudes


Etienne Klein 25-10-15 - Photo Virginie Le Chêne parlant


En collaboration avec le Magazine Slow Classes


L’Art serait-il une reproduction ? Une idée ? Une combinaison de couleurs ? Une imitation ? Une abstraction ? Une œuvre originale issue d’un être singulier ?

Nous le voyons, nous avons beau penser de l’Art - gratter à sang notre questionnement épidermique - nous nous agaçons d’entendre des définitions aussi parcellaires qu’insatisfaisantes.
Heureusement, des acrobates de la pensée – plus virtuoses que d’autres, faut croire - pénètrent dans l’arène des idées et parviennent à mettre un peu d’ordre dans ce cirque de propositions. L’équilibriste es art, Jacqueline Lichtenstein 1* par exemple, mais également le philosophe Régis Debray dont la pensée de haute voltige fait le régal de tout questionneur émerveillé. A nous de saisir le trapèze original lancé à travers l’espace des conventions à géométrie plate. Que nous dit-il ? « L’art, c’est du beau fait exprès »*2.
La proposition interpelle.                        
Du fait exprès – l’objection de la photographie étant balayée par l’intentionnalité de la prise de vue -, la chose est entendue. Quant au beau, naturellement, il s’agit ici de la catégorie kantienne du beau… d’une «finalité sans fin», celle procurant une « satisfaction désintéressée ».   Car évidemment, en matière d’art contemporain la laideur rivalisant de médiocrité -,  retenir ce critère aurait pu paraître contestable. C’est pour cette ambiguïté de la langue que nous l’écarterons.
 « Du fait exprès »…  Bien. Retenons. Mais dans quel but ? Pour quoi faire ? … Montrer… Offrir ?...
Oui, c’est cela…  Donner.
« Du fait exprès pour donner à voir  » L’idée semble étrange. Pourtant sa proximité avec le « donner à penser » philosophique n’est pas inintéressante.  
L’Art – avec grand A, SVP – ne serait-il pas, en effet, ce qui ajoute, accroît, augmente ?
Pour preuve, piquons au fil du hasard deux exemples, celui d’une barre de béton d’un côté et de l’autre celui d’une œuvre de Sonia Delaunay. Comparons. L’essentiel distinguant les deux œuvres ne réside-t-il pas justement dans l’expression de chacune ? Autrement dit, dans le contenu de leurs propositions ?
Face à l’évidence – une fois n’est pas coutume - nul besoin de réfléchir ad vitam aeternam. Constat : la première ne représente qu’elle-même, proposition certes solide, mais quelque peu – avouons-le - monolithique et lourde. La seconde est couleurs, formes, profondeur, semble donc douée quant à elle, d’angles de vue à géométries multiples. Nous entrons là dans le monde courbe de la physique  des multitudes … : une sorte d’univers hyper-dimensionnel.
Nous le voyons, tout comme l’infime translation de sens provoque l’écart qui interpelle, du regard en biais émerge la pensée qui arrête.
Aussi, de la même manière, en s’exprimant sur les photographies atypiques de Gilbert Garcin, le physicien Etienne Klein, donne-t-il à voir une matière qui nous échappe… Plus qu’une interprétation décalée, la densité des savoirs propres au monde de la physique apporte une vision* étonnante. Un éclairage détonant…  Un autre langage, un ajout, un enrichissement, en ce qu’une lecture ordinaire – la nôtre, c’est-à-dire exempte de paramètres scientifiques –  en est incapable et donc, face aux photomontages demeure muette.
L’artiste serait-il alors un traducteur de monde ?
             De la lecture infinie d’un paysage, en tout cas, surgit l’intérêt du flâneur.     

Petite balade, donc, en langue des sciences…

Virginie  : Merci d’avoir accepté de reprendre cet entretien… Lors de notre dernière entrevue, vous évoquiez les photographies de Gilbert Garcin. Quels concepts appellent-elles.  A quoi vous font-elles penser ? (L’espace et le temps : Un homme sur fond de nuages tient une horloge et semble tomber. A gauche, une graduation constitue peut-être la mesure de sa chute.)
Etienne Klein : Gilbert Garcin saisit une horloge. On a l’impression qu’il se saisit du temps. Cette photographie pose la question du temps. Le temps dépend-il du sujet ou pas ? Est-ce que l’on a affaire à un temps propre ?  Qui est le sien ? Ou s’agit-il du temps de l’univers ?  Dans quelle mesure l’écoulement du temps dépend-il de la conscience du sujet qui l’éprouve ?
C’est une vieille question… Qui pose à la fin la question de savoir ce qu’on appelle-t-on le temps… Est-ce qu’il se donne objectivement ? Qui a une réalité indépendante de nous ? Ou le temps est-il un produit de la conscience ?
Et si c’est le produit de la conscience,  alors comment peut-on expliquer qu’il ait pu apparaitre une conscience dans l’univers après qu’un certain temps se soit écoulé ? Aujourd’hui, nous le savons, la conscience a une histoire. Elle n’a pas toujours été là… Elle est un  produit de l’évolution…
Or si la conscience est le moteur du temps, alors on doit comprendre comment le temps a pu passer avant que la conscience apparaisse dans le temps.
On a là un photomontage sur lequel on pourrait gloser durant des heures…
Virginie : Ça s’appelle « Espace et temps », il y a une gradation. Une graduation, cela at-il un rapport avec la durée ?
Etienne : C’est peut-être un marquage du temps cosmologique ? Comment le temps du sujet, le temps local, le temps qui donne à l’individu la conscience d’un présent s’installe dans un temps cosmologique… On peut le voir comme cela.
Virginie : Celle-ci ? (Chacun son destin : Le photomontage représente deux personnages – un homme et une femme - placés côté à côte, de dos. Au sol, des lignes convergent vers deux points d’horizon, un pour chacun des personnages.)


Gilbert Garcin


Etienne Klein : Elle fait penser à l’espace-temps, aux travaux d’un théoricien qui s’appelle Roger Penrose… Comment on peut reconstruire l’espace-temps à partir des géodésiques qui sont les trajets de la lumière. La lumière tisse une espèce de maillage à partir duquel on peut reconstruire l’espace-temps lisse et continu tel qu’on le connaît.  
On a là une représentation assez angoissante de l’espace-temps tel qu’il est conçu dans la conception qu’on appelle l’univers bloc. L’idée que l’espace-temps est une arène présente de toute éternité. Elle a toujours été là et tous les évènements sont disposés dans cette arène, qu’ils soient présents, passés ou futurs, ils ont la même réalité, ils ont la même ontologie.    
Ce qu’on appelle le présent, c’est simplement l’endroit marqué par notre présence. Autrement dit, c’est notre présence qui définit le présent. Là on a deux personnages qui semblent indépendants l’un de l’autre, complètement dé-corrélés.  Qui semblent marquer un présent qui leur appartient. Et qui ne vaut que pour eux-mêmes.
Virginie : En même temps, il y a des lignes de convergence.
Etienne Klein : oui, il y a des lignes de convergence…  Il peut y avoir des croisements. Mais je ne crois pas qu’il y ait des lignes d’univers qui soient identiques pour les deux personnages. Ces derniers semblent condamnés à une forme de solitude.
Virginie : Dans votre livre intitulé « Discours sur l’origine de L’univers. » vous traitez de l’épineuse question des origines.  L’univers a-t-il une origine ?
Etienne Klein : On ne peut penser l’origine de quelque chose qu’en la décrivant comme l’achèvement d’un processus qui l’a précédé.  Autrement dit raconter l’origine de quelque chose, par exemple des atomes, des noyaux d’atome dans  l’histoire de l’univers cela peut se faire en racontant les processus qui se sont déroulés lorsqu’il n’y avait pas d’atome ou de noyaux et dont les noyaux et les atomes sont l’aboutissement. Donc raconter l’origine de quelque chose c’est raconter ce dont cette chose est la conclusion… Cela suppose une antériorité à la chose. Une antériorité à l’origine proprement dite. Autant on peut dire que cela fonctionne bien pour les atomes, les noyaux d’atome. Autant pour l’univers lui-même cela pose un problème.  Ca supposerait qu’il y ait une histoire avant l’univers ou avant l’origine ce qui est contredire l’idée même d’origine.
A chaque fois que l’on tient un énoncé en disant que l’origine de l’univers est cette origine « c’est ceci ou cela »,  quand on nomme quelque chose qui serait en amont de tout le reste, on tient un discours contradictoire. Et cela contredit l’idée d’origine. En effet, ou bien cette chose que l’on met en amont de toutes les autres a toujours été là, ce qui contredit l’idée d’origine. Ou bien cette chose que l’on met en amont de toutes les autres est elle-même l’effet d’une cause qui l’a précédée, et à ce moment-là ce n’est pas l’origine. L’origine peut être pensée mais elle ne peut pas être désignée sans que cela ne la mette en contradiction avec l’idée qu’elle représente.
Virginie : … (La certitude : un homme muni d’un pendule marche sur des lignes géométriques. )


Gilbert Garcin

Etienne Klein : Manifestation de la gravitation… On a l’impression d’une verticale qui est tracée par chemin gravitationnel ? ….
Tentative d’insérer la gravitation dans un espace-temps fixe. C’est ce qu’Einstein a essayé de faire dans les années 1911-12 lorsqu’il était à Prague.  Essayer de concilier la gravitation avec sa théorie de la relativité restreinte qui promeut un espace-temps statique… Et quand il a constaté que cela ne pouvait pas se faire, il a opté pour des géométries plus exotiques, notamment des géométries  courbes et ça a donné naissance à la relativité générale. Et donc, je vois  ce photomontage comme une illustration  de la tentative einsteinienne de faire une théorie relativiste de la gravitation.
Le poids vient se poser comme un cheveu sur la soupe de l’espace-temps. On ne sait pas trop comment le regarder… Quelle position on va lui attribuer ? Est-ce que l’on peut parler d’une     verticale ?... Et donc … Oui ça parle.
Virginie :  La bonne direction : (Un homme se situe au pied d’un panneau de signalisation doté de flèches allant dans toutes les directions.)



23 - Les bonnes directions - The right ways

Etienne Klein : Comment peut-on orienter l’espace ? L’espace est-il isotrope ?  Toutes les directions sont-elles équivalentes ? Y a-t-il des directions privilégiées ? Si on rapporte cela à la question du temps. Non pas à l’espace-temps mais au temps tout seul… Y at-il une flèche du temps ? Y a-t-il une direction du temps qui fait que le temps a un cours l’empêchant de repasser par les positions  traversées dans le passé… Est-ce nous observateurs qui déterminions par notre présence, et par le fait que nous suivons notre ligne d’univers une espèce d’écoulement qui aurait un sens bien définit dans l’espace-temps… Qu’est-ce qui fait notre impression qu’il y ait un ordre du temps ? Est-ce que c’est notre mouvement qui crée cette impression ? Est-ce qu’il y a un ordre intrinsèque à l’espace-temps que nous découvrons tel qu’il est… Est-ce que nous le fabriquons ou est-ce que nous le recevons ? 
 Virginie : Et celle-ci ? (La persévérance : une femme avance sur un ponton construit au fur et à mesure par un homme utilisant des piliers de plus en plus minces.)


Gilbert garcin

Etienne Klein : Tentatives faites en physique de reconstruire l’espace-temps à partir d’un inframonde dans lequel il n’y a pas d’espace et pas de temps. On peut penser à un écoulement qui soit discontinu. C’est-à-dire, il y a du temps et de temps en temps il n’y a plus du temps... Et ça reprend, etc. Avec l’idée que le temps a un cours qui se construit pas à pas… Le cours du temps pousse un peu comme la tige d’un arbre. Ou d’une plante. Au-delà de lui-même il n’y a rien et c’est sa progression continue qui fait que… petit à petit on vient coloniser le néant pour y installer des moments présents. Et là en l’occurrence, il le construit quasiment à la main.
Au lieu de considérer le temps comme quelque chose qui est donné qui a un cours transcendant par rapport à nous … Il serait l’objet d’une construction qui viendrait de nous.  Nous serions en quelque sorte les architectes du temps.
Ce sont des choses que certains aspects de la physique théorique peuvent laisser penser.
Virginie : Ça devient, sur le photomontage, de plus en plus fragile…
Etienne Klein : Si on dit que le temps passe. A mesure qu’il passe, il devrait venir de plus en plus proche de son trépassement… Il devrait finir par s’affaiblir. A force de passer on s’use. Il y a ici une idée de mesure du temps.
Pour le coup, la physique n’en rend absolument pas compte.
Pour Einstein, plutôt pour Newton, le temps est indépendant du temps.  La façon d’être du temps ne dépend pas du temps. On aurait une sorte d’amortissement dont la physique ne se fait pas l’écho.

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La vidéo :


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Sites et notes

2 * Régis Debray, soyons clairs, c’est de l’or en barre.  Un maître à pensées, autrement dit, l'inverse du plagiaire de platitudes ou du pilleur de banalités.  
Régis Debray. L’art n’est pas à mes yeux une catégorie naturelle et intemporelle. C’est une invention toute récente, c’est l’invention de la première moitié du quattrocento à Florence (Brunelleschi, Donatello, Masaccio ou Leon Battista Alberti). Définissons alors l’art comme «le beau fait exprès», ce que Kant appelle «la finalité sans fin». Donc c’est quelque chose qui est lié à la naissance de l’individu, à la naissance de l’objet amovible. De sorte que je me refuse à parler de l’art comme catégorie en soi. Mais prenons même cette acception générale de l’art, qui ne s’applique absolument pas aux images gravées ou peintes du paléolithique, qui sont des images pour survivre en quelque sorte, qui ne sont pas des images pour faire beau. Mais on ne peut pas parler de l’art classique comme on parle de l’art moderne ou de l’art contemporain. On ne peut pas adopter la grille de l’art classique pour parler de l’art actuel. Disons que l’art classique, c’est celui qui obéit à des canons, à des règles, à des formes instituées – peinture d’histoire, peinture religieuse –, il est donc en quelque sorte prédéterminé, et il est, à ce titre, un art académique. L’art moderne, c’est l’expression d’une intériorité individuelle, d’un style. Disons que ça commence avec Édouard Manet, et comme disait Malraux en 1957: dans le portrait de Georges Clemenceau en 1880, ce n’est pas Clemenceau qui nous intéresse, c’est Manet. Et puis l’art contemporain, qui consiste à transgresser les frontières de l’art. Non pas produire des objets, mais produire un malaise. De sorte qu’on ne peut pas regarder telle période de la création artistique, avec les lunettes de la création antérieure ou postérieure.
 : Série d’excellentes émissions intitulées « Allons aux faits ».

Etienne Klein 25-10-15 - Photo Virginie Le Chêne parlant
Pépites glanées :
A propos d’André Malraux… « C’est toujours un malheur d’être trop érudit pour les littéraires et trop littéraire pour les érudits. »
André Malraux, c’est du Kitch cosmo-lyrique.
« Malraux est trop érudit pour les littéraires, trop littéraire pour les érudits. Il ne parle pas le philosophe, tout en alignant les philosophèmes. Le chaman tempère, mais en fait aggrave, un certain kitsch cosmo-lyrique (la main tremblante dans le crépuscule, le chant des constellations, etc.) par l’ellipse mallarméenne, en sorte qu’un grincheux peut lui reprocher à la fois l’emphatique et l’abscons, télescopage propre aux incantations du sorcier comme du prophète. »
Encore un pour la route…
« Malraux est un critique perçant, mais sans scrupules. Il ne joue pas le jeu des travailleurs de la preuve. »
n° 117, décembre 2011 • Régis Debray : «L’art à l’estomac, ou l’anti-Malraux» (2005)
http://malraux.org/debray3/

* Arthur Rimbaud, of course.

C’est une manière de respirer le monde à plein regard.