mardi 1 novembre 2016

"La peinture américaine des années 1930" par Marie-Paule Botte.

   


   
George Wesley Bellows - 
1909 Stag at Sharkey's - 
tableau du domaine public


En partenariat avec Philosophie Magazine

Chargée de communication des Amis des Musées de Lille




 La peinture est-elle un miroir de la société ? Une photographie ?

     Un décalque de l’humaine condition ?

   Certains peintres américains emblématiques des années 1930, explicite la Directrice du service des publics et communication du musée de Douai, Marie-Paule Botte, portent bien en eux l’émotion dense de cette « Grande Dépression » subie par la population. 
L’artiste George Bellows  fait partie de ces témoins.

Marie-Paule Botte et Christian Moinet  
16 octobre 2016 - Palais des Beaux Arts de Lille
Photo  - Virginie Le Chêne Parlant

        Le jeune membre de l’Ashcan School – autrement dit « L’école poubelle » - ayant vendu à seulement 29 ans une de ses toiles au Musée « The Met » - croque,  montre,  dénonce – les côtés dérangeants d’une société percutée, d’un monde tout en Bouleversements et Mutations. De rapports sociaux chamboulés, donc, nouveaux, où une migration massive vers les villes fait passer l’échange à taille humaine à l’échelle industrielle des froids espaces…                      

     Plus que peintre George Bellows - dépeint - raconte à travers ses toiles, les rivières boueuses dans lesquelles se baignent les classes ouvrières immigrées. Évoque les ambiances sombres, les conditions précaires, l’absence d’hygiène et le manque de produits répondant aux besoins essentiels.


People of Chilmark 1920- Thomas Hart Benton-1920

        Et si sa peinture, tout comme celle de Thomas Hart Benton, fait scandale, c’est en raison du degré d’implication du lecteur qu’elle suscite. En effet, suite à l’effondrement de la bourse de 29, ces tableaux révèlent l’étendue du choc économique ayant jeté une part non négligeable de la population dans la précarité et la misère.

     Ces derniers expriment également l’intensité dramatique des liens cabossés entre l’enclume d’une industrialisation métallique et le marteau des chaînes de montage déshumanisées...

Peintres du social, ces artistes des années 30 - tout comme le livre publié en 1935 d’Horace Mac Coy « On achève bien les chevaux » - interrogent l’identité américaine. Questionnent le citoyen. Interpellent son degré d’adhésion. Malmènent son échelle de valeurs. Mettent en cause sa responsabilité.
Traduction littérale : Voulez-vous vraiment cela ? Acceptez-vous ces conditions, non de vie  mais de survie ? Ne voyez-vous donc rien ? Pouvez-vous soutenir cela ? Pourquoi fermez-vous les yeux ?

     Lanceur d’alerte du réel, ces fins observateurs décrivent l’ordinaire d’une vie sociale difficile et conflictuelle où la boxe répond à la dureté, où le coup percute le marbre veiné des souffrances endurées.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rencontre_de_boxe_chez_Sharkey#/media/File:1909_Stag_at_Sharkey%27s.jpg

     Hasard du calendrier, la philosophe Adèle Van Reeth reprend un extrait d’un texte consacré à la boxe  particulièrement éclairant : 

     « ... On joue au football, on ne joue pas à la boxe, écrit Joyce Carol Oates.
[…]  la boxe, avec la férocité qui la constitue, ne peut être assimilée à l’enfance. […] Les spectateurs de rencontres sportives tirent une bonne partie de leur plaisir du fait de revivre les émotions collectives de l’enfance, mais les spectateurs de combats de boxe revivent plutôt la petite enfance meurtrière de la race. D’où la sauvagerie occasionnelle des publics des combats de boxe […], de même que l’excitation, lorsqu’un homme se met à saigner sérieusement. […]
Ou de manière abstraite, le ring est un genre d’autel, un de ces espaces légendaires où les lois d’une nation sont suspendues : entre les cordes, durant une reprise officiellement fixée à trois minutes, un homme peut être tué sous les coups de son adversaire, mais il ne peut être légalement assassiné. »
                          
                                          De la boxe, 1987, trad. Anne Wicke, (Tristram, 2012)

 La boxe, dans une excellente émission des « Nouveaux chemins de la connaissance » consacrée au sport comme exercice spirituel ?



          De même, le  tranchant du pinceau de Billows signe les combats d’une survie ordinaire. Visions dérangeantes parce que féroces, taboues parce que sanguinaires et comme l’indique Joyce Carol Oates… meurtrières. Le trivial de liens sociaux basés sur l’affrontement, la défense, la dépense physique, la violence est ici mise en lumière avec crudité.

             Avec Bellows, on identifie les victimes.
        
        L’innocence légalement assassinée est exposée au grand jour… Tiens, comme Paddy Flanagan peint en1908. Enfant terreux aux vêtements arrachés.
Sous les lambeaux d’une vie sombre cette « pearl of the gutter », « Perle de la gouttière » comme l’indique l’artiste lui-même, s’offre aux regards gênés du spectateur.

On ne sait trop comment interpréter cette mise à nu...
Que dire de ce physique de subsistance trop rongé pour être soucieux ? De ce torse anémié, étalage de chairs carencées trop blanches, de muscles flasques trop mous pour indiquer la pleine santé ?
Comment apprécier ce visage marqué - peut-être - d’une minuscule pointe de défiance, ecchymose inoffensive d’un ego presque éteint ? Comment soutenir ces paupières tombantes -  peaux fatiguées, gonflées déjà - lourdes d’un travail harassant ? Comment soutenir cette bouche encombrée de dents mal rangées, mises en avant telles les incisives d’un mammifère rongé, d’un animal de l’ombre, d’une « Perle de la gouttière », autrement dit, un mélange de Pureté, de Catacombes et de Caniveau.


           Cette présentation d’un enfant brutalisé par la société choque le bon goût. George Bellows l’exhibe à dessein – imprime les esprits …  

"Je sais bien que les images sont le plus souvent des mensonges ou des illusions (Platon ne disait que ça), évoque Georges Didi-Huberman dans l'intéressant Philosophie Magazine, le philosophe et historien de l'art poursuit mais elles ont aussi la capacité de devenir un moyen aussi puissant que les mots pour manifester une pensée, exercer une critique voire délivrer un bout de vérité (ce qu’affirmait Aristote contre Platon)."   "il y a une chance pour que cette opération visuelle, sensible, révèle quelque chose qu’on n’avait pas vu avant, une vérité encore insoupçonnée, encore inintelligible." « Fabriquer une image, ce n’est pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et construire une idée » 3*

                                 Voilà bien là le travail du peintre : donner à voir. Montrer. Parfois simplement par la forme esthétique du sentir et de l'évocation. D'autres peintres préfèrent  triturer, malmener, provoquer. C'est l'esthétisme des égouts. 
     
       Pour Bellows, cette vue est une prise de vue. La peinture se fait épaisseur, texture de la modernité – pâte de la folie du monde - avec George Bellows, la toile vient épaissir les linéaments de la pensée. 

                                     Dénonce, par une saine impudique obscénité.

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Pour aller plus loin :

Musée de l'Orangerie 



 
 People of Chilmark (Figure Composition), 1920


In 1924 - Benton depicted three landmarks in New York City's Madison Square within his painting New York, Early Twenties.



L’excellent site du Museum “The Met” 

permet de visualiser  les toiles présentées. 
Vous avez des articles en anglais pour chaque tableau (Appuyer sur +). 


La texture de la modernité – la folie du monde dans lequel se trouve le peintre - peut-elle ne pas épaissir les linéaments de la toile ?
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Vidéo


La Grande Dépression change beaucoup de choses pour les américains
Choc économique sans précédent, toute l’organisation de la société en est bouleversée.
C’est également le moment d’une industrialisation  forcenée.
Années difficiles où la population perd beaucoup, a peur des lendemains difficiles et, paradoxalement « se divertit » par l’intermédiaire de nouveaux médias. La cinéma-sphère ne tardera pas envahir la cellule familiale, puis à la supplanter.  






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The Met







  
Philo magazine :

L’exposition Soulèvements débute le 18 octobre au Jeu de Paume. Quelle envie et quelle ambition ont précédé sa mise en œuvre ?
Georges Didi-Huberman : Ce n’est rien d’autre, en somme, que la possibilité ouverte — grâce à la proposition de Marta Gili de faire une exposition thématique de mon choix au Jeu de Paume— d’avancer dans des recherches et des questionnements en cours depuis un certain temps. D’une part, c’est un peu la suite del’exposition Atlas que j’avais conçue en 2010 au Musée Reina-Sofía de Madrid : l’idée d’une anthropologie des images, issue avant tout de ma lecture de l’historien de l’art Aby Warburg, se terminait (ou s’ouvrait, plutôt) sur la question politique avec un très beau film de Harun Farocki… D’autre part, c’est un nouveau moment dans une recherche philosophique et historique de longue haleine qui a donné les six volumes de la série intitulée L’Œil de l’histoire, aux Éditions de Minuit. Le dernier volume, sur Barthes et Eisenstein, s’interrogeait sur ce que c’est qu’une émotion politique… Il se focalisait certes sur un moment particulier, la lamentation du peuple devant le cadavre d’une personne assassinée (dans Le Cuirassé Potemkine, il s’agit du matelot tué par son officier supérieur). Mais mon propos était de comprendre comment une lamentation, c’est-à-dire un moment de deuil et d’abattement, peut porter en elle toutes les possibilités du mouvement contraire, à savoir le geste du soulèvement. L’« ambition », comme vous dites — mais je n’aime pas trop ce mot, avec des sujets pareils il vaut mieux être modeste, et c’est pourquoi vous ne trouverez pas mon nom sur la couverture du catalogue de l’exposition Soulèvements : c’est un sujet d’autant plus important qu’il est collectif —, je dirais plutôt le souhait, ce serait que le spectateur, avant tout le spectateur ou la spectatrice jeune, éprouve de façon sensible, visuelle, que Goya ou Baudelaire ne sont pas si loin que ça de nos préoccupations historiques les plus brûlantes, et peuvent de ce fait parfaitement dialoguer avec des œuvres contemporaines.

Peut-on seulement représenter et exposer le soulèvement sans le dénaturer ou le « neutraliser » ?
Mais si vous prononcez le mot « soulèvements », c’est la même chose ! En disant « soulèvements », vous ne vous soulevez pas fatalement. Est-ce à dire que le mot dénature la chose ? Oui et non. Oui parce que ce n’est qu’un mot et non l’acte qu’il désigne. Non, parce ce mot, s’il est pertinemment agencé dans une phrase ou un texte de politique, de philosophie ou de poésie, peut mettre au jour une vérité sur les soulèvements… C’est pareil avec les images et les œuvres d’art : d’un côté elles peuvent « dénaturer » ou « neutraliser », oui, comme vous dites, ou bien « esthétiser » comme on l’entend si souvent. Mais, d’un autre côté, il y a une chance pour que cette opération visuelle, sensible, révèle quelque chose qu’on n’avait pas vu avant, une vérité encore insoupçonnée, encore inintelligible. Je sais bien que les images sont le plus souvent des mensonges ou des illusions (Platon ne disait que ça), mais elles ont aussi la capacité de devenir un moyen aussi puissant que les mots pour manifester une pensée, exercer une critique voire délivrer un bout de vérité (ce qu’affirmait Aristote contre Platon).

« Fabriquer une image, ce n’est pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et construire une idée »
À ceux qui s’inquiéteraient de l’impuissance sinon de la vanité de l’art face à la violence du monde vous dites qu’il est comme « l’œil de l’histoire ». De cette formule vous avez donc fait une série de livres. Que signifie-t-elle ?
Vous me permettez là de préciser ma réponse précédente, et de la prolonger du côté de ce que vous appelez l’action… J’ai toujours pensé — mais Sartre, que je n’utilise pas beaucoup par ailleurs, l’avait dit bien avant moi, cela donne aujourd’hui tout un courant de pensée en Allemagne qui s’intitule « théorie de l’acte d’image » — que les images sont des actes et non pas seulement des objets décoratifs ou des fantasmes. Oui, des actes. En étudiant les photographies de femmes hystériques à La Salpêtrière au temps de Charcot — mon premier chantier important —, j’avais immédiatement compris que fabriquer une image, ce n’était pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et construire une idée. C’était pour moi une façon d’interroger les images dans la suite de ce que Michel Foucault faisait à propos des discours. En travaillant sur la peinture de la Renaissance, j’ai encore exploré cette dimension gestuelle de la peinture, comme lorsque Fra Angelico jetait du pigment en pluie sur la paroi, un peu comme dans l’action painting de Pollock (toutes proportions gardées). Et puis un moment très important pour moi a été de reconnaître dans les quatre photographies duSonderkommando d’Auschwitz — que j’ai étudiées dans Images malgré tout, et qui seront exposées au Jeu de Paume, pour la première fois dans leur dimension réelle — un acte de soulèvement : ces gens-là, des prisonniers juifs promis à la mort, ont intégré l’acte photographique à l’intérieur d’un acte plus large de soulèvement, qui comprenait aussi l’établissement de preuves, l’écriture de récits (cachés dans la terre) et, enfin, l’explosion d’un crématoire à Birkenau… N’étaient-ils pas, ces gens qui allaient mourir mais voulaient transmettre des images malgré tout, « dans l’œil de l’histoire » ?

Vous repérez deux « moteurs » du soulèvement : la mémoire et le désir. Comment s’articulent-ils pour permettre l’action ?
J’ai d’abord voulu envisager les soulèvements comme des gestes. Des gestes, c’est en quelque sorte avant l’action elle-même. Mais c’est très important, la façon dont les corps mettent en geste leur énergie de soulèvement. Désir et mémoire ?... Oui, c’est cela. Se soulever procède du désir : on transgresse, on va vers quelque chose qui vous était interdit, on crée une nouvelle possibilité de vie, on va vers le futur. S’il n’y avait qu’une seule « thèse » dans cette exposition — et c’est ce qu’illustre bien la variété des époques et des médiums que l’on pourra y voir —, ce serait celle-ci : se soulever procède du désir, et le désir ne cesse jamais. Il est indestructible, comme a pu le dire Spinoza et comme Freud le reprendra très précisément. Il renaît de tout deuil. Ce que Freud précise, justement, c’est qu’on ne désire jamais sans qu’intervienne la mémoire : le désir des gens qui tiennent la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, j’ai vu cela sur l'une de leurs banderoles, est en quelque sorte soutenu par la mémoire du Larzac, par exemple… Mais les exemples sont aussi nombreux que les possibles, car toute invention du futur passe par une reconfiguration — et non pas une table rase — de la mémoire.

Comment le soulèvement se distingue-t-il de l’insoumission, de la révolte ou de la révolution ? Par une forme d’innocence ?
Vous me posez une question de définitions, et je dois vous avouer que ce n’est pas l’exercice que je préfère. Une définition, c’est trop général pour moi. Je m’intéresse plus aux valeurs d’usage qu’aux définitions conceptuelles au sens strict. La philosophie ne doit-elle pas être précise plutôt que générale ? C’est Deleuze qui dit cela quelque part, c’est en tout cas une citation de Bergson. Ce qui est sûr, c’est que le soulèvement — proche de la révolte ou de l’insurrection — ne peut pas se calquer sur la révolution. Il y a très peu de révolutions, par exemple il y a eu « la » Révolution française du XVIIIe siècle. Mais comme l’a montré l’historien Jean Nicolas dans son livre La Rébellion française, cette formidable et unique Révolution n’a pu réussir que sur fond des quelque 8528 soulèvements qui ont éclatés dans les décennies précédentes ! Les soulèvements échouent la plupart du temps. Mais leur répétition transmet quelque chose d’essentiel, c’est cela que je voulais dire aussi à travers cette exposition. Maintenant, vous me questionnez sur l’innocence intrinsèque du soulèvement… Là encore ce sera à comprendre comme valeur d’usage et non pas comme définition : « soulèvement » n’est pas un mot magique, un mot absolu. Il y a d’ailleurs des soulèvements fascistes (la marche sur Rome de Mussolini était un soulèvement). Mais, bien sûr, cette innocence dont vous parlez est un thème qui m’est très cher, comme il l’était pour ces artistes qui comptent beaucoup dans mon travail, par exemple Eisenstein ou Pasolini, Henri Michaux ou Joan Miró dont quelques dessins — notamment une série sur la mort jeune anarchiste Salvador Puig i Antich garroté par la police franquiste le 2 mars 1974 à Barcelone — seront montrés dans cette exposition.