mercredi 1 février 2017

Edward Hopper - La texture acide de la modernité


Self Portrait By Edward Hopper (Domaine public)


« Quels sont mes rêves ? Je ne sais.
 J’ai déployé tous mes efforts pour arriver à un point 
Où je ne sache plus à quoi je pense, à quoi je rêve,
Ni quelles sont mes visions.
Il me semble que je rêve de toujours plus loin,
Et de plus en plus le vague, l’Imprécis, l’invisionnable. » 
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, p 262. 


Edward Hopper - Nighthawks (Domaine public) 


Wanderer’s Nightsong de Johann von Goethe est une des poésies préférées de Hopper,  souvent lue à voix haute  :      Hopper - gas

"Sur tous les sommets tout
Est tranquille maintenant,
Sur toutes les cimes d’arbre
Ecoute, toi
A peine un souffle ;
Les oiseaux sont endormis dans les arbres :
Attends, bientôt comme ces derniers
Tu te reposeras."
Edward Hopper –
Lumière et obscurité 1) p 162-163.


Guinilla Lapointe

Le mouvement de la modernité implique puissance, agitation, vitesse, grandeur, technique. L’interprétation du siècle réduit à son hubris pour être vraie est un peu courte.   
L’effet contemporain réside dans l’expansion du tout possible - à grande échelle. La modernité procure un effet original : celle d’une vie auto-réalisatrice. L’idée d’une intelligence créatrice du chemin qu’elle emprunte, d’un individu obsédé par la construction de son destin, architecte de son avenir – du fatras vous accompagnant jusqu’à la mort, communément appelé « Vie ». 


Vidéo pédagogique sera désactivée ou enlevée sur demande.

Conférence de Gunilla Lapointe (pardon pour l'écorchure du prénom dans la vidéo) du 16/12/12
donnée à l’Auditorium du Musée des Beaux Arts de lille (PBA)
intitulée : « Invitation à l’Art : Edward Hopper. »
Merci à Gunilla Lapointe pour cette gracieuse conférence
ainsi que son élégant accord à la mise en ligne des vidéos. 
Merci également à la Présidente des «Amis du Musée »

Naturellement, métamorphoser l’imaginaire rêvé en réalité sonnante et trébuchante, bâtir la pyramide de son ambition sur les bases de son libre arbitre, relèvent d’un morceau de bravoure.
L’entreprise réclame une énergie phénoménale – une hardiesse – un vouloir incommensurable.
Aussi l’infortuné ne ménage-t-il pas ses efforts pour gravir l’Everest de sa liberté, c’est-à-dire non seulement décider de sa voie mais dessiner son chemin, faire advenir ses  idées de grandeur. Sa folie consiste à se dissoudre tout entier dans l’obsession de ses perspectives, de self-made-man le voici devenu self-made-avenir – esclave de lui-même, il s’abandonne aux renoncements, creuse sans relâche, pousse inlassablement le granit de ses désirs. Le projet nécessite une ascèse stricte. Un travail rigide – sans s’écarter d’un régime déraisonnable - intégral. Qu’importe, puisqu’au bout de l’horizon brille la lueur du lendemain rêvé.    

La réalité pour Hopper, c'est la reconnaissance à 42 ans, c’est passer par des ébranlements. Des univers d’espoirs, des empires d’idéaux. Des assurances de réussite ont tremblé, la flamme d’un individu maître de sa vie s’est chaque année étouffée un peu plus ; le travail dans l’illustration commerciale l'a vieilli prématurément. 3)
Ses tableaux se chargent d’émotions ;
les contingences le rattrapent – et vite.

Edward Hopper connaît les réalités humaines. Le mythe du bonheur accessible par le travail. Les répliques récurrentes lourdement négatives prononcées par les prescripteurs 2)… Lesquels, sensibles aux profits se détournent du type n’étant pas quelqu’un. 
Les bons conseils – sans doute – des peintres de galère ne tarissant pas de : « Tu devrais, tu aurais dû. Ça aurait été mieux si… »
Comme si Hopper n’était pas le juge plus dur, le plus impitoyable, de son propre travail. Comme si chaque détail, chaque cadrage, chaque lumière n’avaient pas été pensés, calculés, mesurés, soupesés. Comme si bourreau de lui-même, l'artiste n'avait eu de cesse de remettre son travail de douleur à plat. 


Edward Hopper - Bleu soir (Domaine public)

D’abord en 1914, ce « Soir bleu » tout de vibration, tout de sensation rimbaldienne*, auquel Edward Hopper tenait tant. (Le site "Artifex in opere" de Philippe Bousquet en propose une analyse très détaillée.)

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,1914_Soir_bleu-leger.jpg
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue,
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irais loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, heureux comme avec une femme.

Arthur Rimbaud, 1870.

Toile incomprise – retrouvée après sa mort, roulée – cachée - enfouie dans l’atelier.
Le peintre s'y est représenté de dos, nous indique l'historienne des arts Gunilla Lapointe, entre le couple de demi mondains à droite, le souteneur à l’extrême gauche. Devant lui, j'ajoute un clown de mascarade à peine sorti du spectacle de cirque auquel il participe, à sa gauche un artiste - Vincent Van Gogh ?... La ressemblance est frappante, tout de sensibilité de coeur - inadapté au monde. Sans oublier cette prostituée plantée, brillante et inconvenante – si proche de l'artiste n'osant pas, coincé, puritain -  et si lointaine.

Ces refus, ces échecs ne rendent pas plus fort … Mais peu à peu ont eu raison des exaltations créatives du peintre. 4) Le hasard d’un critique – légèrement plus sagace – n’y change rien. Le mal est fait. Edward se montre chaque jour un peu plus taciturne, plus détaché, toujours plus lucide, encore plus insensible. Il ne peindra guère plus qu'une ou deux toiles par an à la fin de sa vie. 
Mais il n'en est pas encore là, pour l'heure, Hopper entre dans une clairvoyance glaçante.  



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1929 Chop Suey
Les diagonales sont des verticales abyssales. 
L’image de ces êtres animés de fixité – exténués. Que leur manque-t-il ? Ont-ils perdu leur âme ?
Cette absence. Ce silence. Ce détachement. Ce lugubre surgissement du quotidien.
Ces personnages – miroirs d’eux-mêmes – en pointillé, que possèdent-ils ?
Hopper peint... La même toile, toujours, encore...
La vie inconsistante, l'existence indigeste.

Pour pédagogie. Sera retirée sur demande.

 «Je ne sais pas si j’aime les êtres humains », dites-vous en 1935 au moment où vous peigniez « House at Dusk »*.

Hopper continue... 1940 Gas à la tombée du jour.
Les trois divinités au pied desquelles l’homme s’incline. Ces pompes sphériques derrière lesquelles le pompiste confesse sa détresse sont des impasses, des sens interdits. Sans espoir. 

Vidéo :


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« La tombée du jour.
Un moment de calme dans un travail harassant, épuisant.
La banalité de la vie.»
Guillia Lapointe.


En 1942 Night Hawks...



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Chaque client porte en lui des songes de marbre – surface lisse – dense. Leurs regards vitrifiés par toutes ces possibilités qui ne se sont pas réalisées sont dénués d’agitation, d’émotion. La perspective d’une vie légère, ce libre arbitre, qu’en reste-t-il ? Le quotidien a pris des semelles de plomb. Le réel a tué le possible, conduit vers aucune fusion – aucune réciprocité – aucun partage – aucune participation  - aucune relation. Chaque placidité, enfermée dans son inquiétude a l’œil  penché sur le vestige de ses espérances. 



ou le « culte du soleil nouveau », nous révèle Guillia Lapointe. Hopper s'y est représenté à gauche,  lisant la république de Platon.
L’ héliotropisme, ces personnes s’abandonnant à la chaleur d’un soleil – dans ce moment de pose et d’attente – ce groupe cherche un absolu sans perspectives. L’espace est vide. Tout est faux déserté, simple – encore plus simple – dépouillé – toujours plus dépouillé.
L’intensité sensible de la tromperie où l’impassibilité des vacanciers rend plus lisible encore leur impuissance – . Les transats sont des chaises de spectacle. Le rayonnement une projection , un formidable événement de lumière, une mise en scène.   
C’est un monde frappé de lumière,  désespéré, célébrant un soleil souverain sous lequel il s’abandonne. La foi renouvelée, une confiance absolue dans cette modernité radieuse et  glorieuse. 

Une révérence... rideau.


Edward Hopper - Summer Interior (Domaine public)

Le dernier acte tombe. La conquête du monde, toutes ces substances de la modernité, cette possibilité d’une réalité enchanteresse – aussi extraordinaire, belle, n’est plus qu’un lointain souvenir.
Les personnages d'Edward Hopper ont la justesse des comédiens perdant leurs masques. Leurs visages sont des avertissements. Libérés de leurs croyances modernes – inconsolables -  certains que rien ne peut vous libérer. Leur état est sans espoir … 

                Des résidus  n’attendant plus rien, 

            Leur tranquillité est l’ultime soubresaut des lignes brisées. 



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      * Gunilla Lapointe.

1) Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter – Parkstone international – Isbn : 978-1-906981-63-1
2) « (1913) Il était loin d’être le peintre qui avait le plus de succès et il n’était en rien une personne qui affectionnait la vie sociale. Son travail avait été rejeté par les jurys d’exposition où il avait été admis à contrecœur alors que ses pairs exposaient sans aucun problème. Il travaillait dans leur ombre, mais rarement en leur compagnie.  Il semblait chercher la clef du succès de tous ces peintres en allant là où ils trouvaient leurs sujets. Le monde de l’art américain offrait de nombreuses et diverses sources d’inspiration mais Hopper choisissait pourtant de marcher sur les pas de ces artistes. Il créait des tableaux qui laissaient la critique indifférente et ne se vendaient pas. Malgré la vitalité croissante du paysage artistique américain, Hopper devint un homme de 1.92 mètres invisible. Il continuait à passer inaperçu parmi ces peintres à succès. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 44.
« Février 1915 au MacDowell Club…
Coin de rue à New York reçut une approbation générale, mais Soir bleu fut Qualifiée telle une collection minable « … de Parisiens et buveurs d’absinthe endurcis ». La scène reflétait la débauche de la vie du demi-monde à Paris, la « Babylone moderne ». La francophobie ambiante annula toute valeur que le tableau aurait pu avoir en tant qu’analyse intéressante et émouvante de ses personnages… Aucun tableau ne fut vendu. Soir bleu fut enlevé et enroulé pour être redécouvert seulement après la mort de Hopper. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 50. 
 [vers 1920] : « Les membres du groupe du MacDowell, C.K. Chatterton, Sloan et les autres se réunirent pour organiser une exposition de leurs œuvres les plus récentes. … Cette exposition fut comme la précédente. Ce fut une déception. Il ne vendit rien. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 56.
3) […] Pendant qu’il travaillait comme un esclave pour Country Gentleman Magazine, la lassitude que Hopper ressentait vis-à-vis  de l’illustration sembla claire à l’éditeur de la revue, A. N. Hosking. Pour arriver à garder  le bon travail de l’artiste et tenter d’alléger sa frustration, il suggéra que Hopper change de moyen d’illustration pour l’aider à retrouver sa créativité. Il l’incita à essayer la gravure. 
[…] Ce nouveau procédé sembla revigorer son agitation créative…  […] On ne lui confiait jamais de grandes missions à cause de son incapacité à peindre le charme fragile des jolies filles et de son refus total de devoir se plier aux exigences des directeurs artistiques des grandes revues. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 56.
4) « (En 1921) … Alors que Hopper était debout parmi les ruines de ses anciens tableaux, un critique d’art du journal Tribune arriva par hasard et loua les vertus des gravures de Hopper qui étaient exposées sur les murs de l’Académie. Frank Rehn [vendeur de gravures] sentait que le travail de Hopper avait quelque chose d’intéressant mais il ne savait pas exactement quoi. Il accepta donc les gravures en dépôt. » Edward Hopper – Lumière et obscurité – Gerry Souter -  p 66.
P 67 : En 1923… deux gravures sortirent vainqueurs, gagnant le prix Logan de l’Art Institute (25 dollars) et le prix M. et Mme William Alanson Bryan…
P 86 : L’année 1924 fut une année magique pour Hopper. Son travail se vendait et tout laissait prédire qu’il pourrait enfin cesser de travailler dans l’illustration commerciale. 
P 166 : avril 1945… il répondit à la lettre d’un psychologue, Dr Roe, afin d’expliquer son travail. Hopper indiqua au sujet de ses critiques, entre autres :
« Ils n’ont pas une grande opinion de moi en tant que coloriste, ce qui, je pense, est juste si vous considérez la couleur en soi. Ils n’ont pas non plus une grande opinion de moi en tant que concepteur, ce qui, je pense, est juste si vous considérez la conception en soi. Cependant, ces dernières critiques ne me dérangent pas, car mon intention dans la peinture est loin de vouloir considérer la forme, la couleur et la conception comme une fin en soi. » 

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SITE   




Hasard du calendrier notre chère Adèle Van Reeth traite du mythe de la caverne de Platon,

Hopper, souligne Gunilla Lapointe s’empare de ce sujet, établissant un rapprochement avec le cinéma,  dès  1939.


 New York Movie, by Edward Hopper

Une belle occasion d’écouter « Les nouveaux chemins de la connaissance » et Monique Dixsaut.
Adèle Van Reeth et Raphael Enthoven       


 Adele Van-Reeth et Raphael Enthoven
   

 Le Gai savoir. Platon - le banquet.


Toiles en grand format de Hopper.
(Cliquer sur le titre de la toile en bleu.)

Sous un ciel brouillé.

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Emission d'Alain Finkielkraut - Réplique avec :

Hector Obalk, historien de l'art et critique d'art français
Didier Semin, professeur d’histoire de l’art à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts à Paris. Auteur

Hopper est-il un grand peintre ?     



Girl at Sewing Machine by Edward Hopper (Domaine public)
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La première élégie :

"Qui, si je criais, m’entendrait donc, d’entre
les ordres des anges ? et supposé même que l’un d’eux
me prît soudain contre son cœur, je périrais
de son trop de présence.
Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent,
de nous détruire. Tout ange est terrifiant.
         Du coup, je me contiens, je ravale le cri d’appel
d’obscurs sanglots. À qui, hélas, pouvons-nous
recourir ? Ni aux anges, ni aux hommes,
et les bêtes sagaces, flairent bien
que nous ne sommes pas vraiment en confiance
dans le monde expliqué. Tout juste s’il nous reste
un arbre ou l’autre sur la pente, à revoir
jour après jour ; s’il nous reste la route d’hier
et quelque fidèle habitude, trop choyée,
qui, de se plaire auprès de nous, ne repart plus.
         Et j’oubliais : la nuit, quand le vent chargé d’espaces
tire sur notre face – à qui manquerait-elle, la nuit désirée,
doucement décevante – peine et menace
pour le cœur solitaire. Est-elle aux amants plus légère ?
Ah, ils ne savent que s’entre-cacher leur sort.
         L’ignores-tu encore ? Que tes bras ajoutent leur vide
aux espaces par nous respirés, et les oiseaux peut-être
éprouveront l’air élargi d’un plus intime vol."

 R. M. Rilke, Les élégies de Duino, traduction et postface de Philippe Jaccottet, La Dogana, 2008, p.


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