vendredi 1 janvier 2016

"Toucher le réel." entretien avec Etienne Klein et Virginie, le chêne parlant.

De l’Art dans la science ou de la science dans l’art ?
Si les relations entre Art et science sont distinctes, des passerelles - et pas des moindres - existent bel et bien entre entre les deux disciplines.
Merci à Etienne Klein de ces réponses claires et éclairantes.




Etienne Klein - "Ce que la physique dirait du temps" - 21-10-15 
Photo  : Virginie, le chêne parlant

En partenariat avec le Magazine pédagogique en ligne Slow Classes.


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L’Art, nous explique Yves Michaud dans une conférence intitulée « Art et science »*1, c’est ce qui s’ajoute à la nature. Un supplément, donc. Un plus. Tout ce qui augmente. 
La science, quant à elle, est un ensemble de connaissances obtenues par des moyens rationnels : l’observation, faire des expériences, chercher des preuves, élaborer des démonstrations. La science a une méthode, on l’appelle démarche scientifique.
S’il peut y avoir approche scientifique de l’art, l’Art ne saurait être exempt de pensée pour autant.  D’abord parce ce dernier répond à certaines règles, celles de l’Art... Ensuite parce que l’art n’est pas copie de la nature, laquelle serait insipide, sans saveur.
S’il a pu être un temps décoratif, par bien des côtés il est à présent explicatif. Yves Michaud parle de
« Degré intellectuel de précision. »

Virginie : La science ne devient-elle pas un art lorsqu’elle se fait exercice de pensée, tel Einstein chevauchant un rayon de lumière et… à côté de cela l’Art ne serait-il point science lorsqu’il utilise des lois complexes de perspective, des démarches complexes d’association de couleurs ? Autrement dit, la qualité du lien unissant le chercheur à l’objet étudié ne constitue-t-elle pas un art ? Le style existe-t-il en science ?  
Etienne Klein : Il y a une démarche scientifique qui évolue au gré des avancées de la science, elle n’est pas fixée a priori.  Dans le cas d’Einstein, ce dernier reprend une pratique déjà usitée par Galilée, cela s’appelle des « expériences de pensée ».  Attention, il ne s’agit pas d’effectuer une expérience mentale où l’on ferait effort de penser  mais de se représenter ce qui ne peut être réalisé en laboratoire. Autrement dit, penser l’expérience de manière à regarder - dans ces conditions - ce que donnerait telle idée ou telle théorie si on pouvait l’appliquer à cette situation.  Einstein a fait cela effectivement à plusieurs reprises. Par exemple, en s’imaginant à cheval sur un rayon de lumière, il a vu une lumière immobile par rapport à lui. Or la lumière n’existe qu’en déplacement ; on n’a jamais vu de photon immobile. Cette contradiction va le mener à une nouvelle théorie de l’espace et du temps : la relativité restreinte. Un peu plus tard, il s’est imaginé en chute libre.  Tout se passe alors comme si son poids n’existait pas puisqu’il tombe, certes, du fait de son poids mais  les objets tombant avec lui ont la même vitesse. Donc, par rapport à lui, les objets sont en apesanteur.  Et donc, la cause de sa chute et son poids sont annulés par sa chute.
Effectivement, par ces expériences dites « de pensée », Einstein pratique une sorte d’Art. L’art de formuler des expériences permettant d’interroger les principes sur lesquels la physique se fonde. Et au besoin, si les expériences de pensée conduisent à des situations vraiment absurdes, de pouvoir remettre ces principes en cause. Donc, il y a de l’Art dans la science et il y a aussi de la pensée dans l’Art. Mais attention à ne pas confondre le scientifique utilisant son imaginaire et l’artiste utilisant sa pensée. En effet, cela pourrait laisser croire que la science et l’Art, sont à peu près la même chose explorée par des voix différentes. 2*
Si l’on veut bien penser l’Art et la science, il faut commencer par les séparer. Penser les liens suppose, en effet, d’effectuer une distinction. La science, c’est la science.  L’Art, c’est l’Art. Et ensuite, s’agira-t-il de les faire dialoguer. Sans les opposer. La science n’est pas le contraire de l’Art. Elle est différente de l’Art. Et c’est cette différence, cet écart, qu’il faut penser.
Lorsqu’on dit que l’Art s’ajoute à la nature. La nature n’est pas donnée d’emblée. D’ailleurs la science vise à la connaître car nos impressions, nos sensations et même nos observations nous trompent.  Les lois de la nature sont cachées dans des phénomènes habituels, qui, en même temps, masquent les lois et les travestissent… De sorte qu’il faut aller les chercher, en passer par un dédoublement du réel. A partir du réel donné immédiatement, exercer un détournement, une sorte de second monde qui est celui de la formalisation : des mathématiques pour les physiciens. Il y a des lois qui s’expriment sous forme mathématique. On fait un saut par-dessus le réel pour rejoindre l’abstraction. Et cette émancipation étant accomplie, on revient dans le réel empirique pour voir si les lois construites dans l’abstraction s’y appliquent. Et donc en science aussi, il y a une sorte de dédoublement. C’est l’idée d’ajouter quelque chose à la nature.  Et ces ajouts sont les ingrédients qui permettent de la comprendre.
Virginie  : Un élément essentiel de la science est non seulement sa qualité explicative du monde mais sa capacité à prévoir des objets physiques n’ayant jamais été ni pensés auparavant, ni observés.   Vous parlez – le concept est remarquable - de «Treuil ontologique ». Qu’est-ce donc ?


Etienne Klein & Alexandre Lacroix - "Ce que la physique dirait du temps" - 21-10-15 
Photo  : Virginie, le chêne parlant

Etienne Klein : Effectivement. C’est ce qui est fascinant avec la physique. Par ce détournement, par cette émancipation à l’égard du réel donné par le biais du formalisme, on devient capable de dire qu’il existe dans le réel des choses non encore observées. Et ces objets physiques non vus seront révélés ensuite par l’expérience… Par exemple en physique les photons, par exemple les quarks qui sont les constituants des noyaux,  par exemple le boson de Higgs… D’abord prévus par les calculs, ces derniers ont été détectés ensuite lors des expériences. Or ils n’auraient pas pu être repérés si nous en étions restés aux observations directes. Cela est fascinant... Les mathématiques en physique agissent comme un treuil ontologique. C’est-à-dire, elles permettent d’extraire du réel des choses qui y sont et que nos sens laissés à eux-mêmes sont absolument incapables de voir.
Rendre lisible l’invisible.
Virginie  : Ce qui est intéressant, c’est également ce ressenti qui se rapprocherait davantage de l’Art. Effectuer  des liens entre des choses improbables ou très séparées, tel Einstein travaillant dans son bureau des brevets. C’est-à-dire reprendre du connu et le transformer … en faire un objet nouveau... 
Etienne Klein : il y a une sorte de dialectique entre la raison et l’imaginaire.  Un scientifique n’est pas objectif… Personne n’est objectif. L’objectivité de la science se construit non grâce à l’objectivité de ceux qui la font mais par le biais des discussions, des controverses parfois. Et ces discussions alimentées par de nouvelles expériences, de nouveaux arguments, aboutissent à ce que la controverse cesse quand tout le monde est d’accord. Donc l’objectivité de la science relève plutôt d’une objectivation que d’une qualité particulière qu’auraient les scientifiques d’être plus objectifs que les autres. Encore une fois, personne n’est objectif.
Les artistes, quant à eux, mettent en avant - comme une sorte de principe créatif - leur subjectivité. Ils n’ont pas le souci de pratiquer l’objectivité. Simplement l’Art aussi révèle une forme d’objectivation.   Elle donne à voir des choses qui ne sont pas la nature elle-même mais une forme de travail autour d’elle. Quelque chose de la nature que nous n’avions pas vue avant que les œuvres en question nous la révèle.  Il y a un parallèle. D’ailleurs on ne demande pas à l’Art de révéler la nature, on lui demande de provoquer en nous des émotions, des sensations qui vont ensuite rejaillir sur notre propre rapport à la nature, à nous-même, à notre imaginaire, à notre vision. Des révélations pas forcément réelles mais faisant partie de notre perception du monde. 4*
Virginie  :   Ce qui rejoindrait l’Art et la science serait-il de donner à penser ?
Etienne Klein : Le scientifique n’a pas pour ambition seulement de donner à penser mais de dire ce qui est, de révéler  le réel. Il s’agit de devenir capable de toucher le réel. Pas de le décrire – ce qui serait sans doute trop ambitieux –

                                                           mais de toucher le réel.  

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Première vidéo de l'ensemble constitué de 4 parties 
(La vidéo entière sera mise en ligne en avril. 
Pour des raisons techniques, cela n'est pas possible en l'instant. Veuillez m'en excuser. )




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Références et extraits :



2 * « le fait que le scientifique utilise son imaginaire comme l’artiste utilise sa pensée pourrait laisser croire que la science et l’Art, c’est à peu près la même chose explorée par des voix différentes."  
3* « C’est-à-dire, elles permettent d’extraire du réel des choses qui y sont et que nos sens laissés à eux-mêmes sont absolument incapables de voir. »
  4* Qui vont nous révéler des choses qui ne sont pas forcément réelles mais font parties de notre perception du monde.

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Etienne Klein - "Ce que la physique dirait du temps" - 21-10-15 
Photo  : Virginie, le chêne parlant

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