dimanche 17 janvier 2016

Quel est le vrai réel ? rencontre avec Etienne Klein par Le Chêne parlant - 4/4

Vidéo 4/4  : Quel est le vrai réel ?

En partenariat avec Slow Classes




Octobre 2015 - Conférence "L'instant zéro" 
Croisière intermède - A la recherche du temps
Photo Virginie - Le Chêne parlant

Etienne Klein : Gilbert Garcin a fait des photomontages avec son épouse. Il semble mettre en scène différentes pistes théoriques explorées par les physiciens qui veulent unifier la physique quantique et la relativité générale. Avec des espaces-temps… Il est fasciné par le réel. Le vrai réel masqué  par nos vies, par les artifices qu’on y met, par les chatoiements de l’expérience qui peuvent nous tromper sur la noirceur du monde. Il y a un peu d’absurde. Il est fascinant de voir à quel point un artiste peut avoir des pressentiments qui rejoignent ce que les formalismes les plus abstraits tentent de mettre en scène.



Gilbert Garcin - connaître ses limites -1996




Virginie : Cédric Villani ressent ses théorèmes d’une manière vivante.
Etienne Klein : Oui, la question est bien de savoir quel est le vrai réel.  Est-ce que le réel, c’est le réel immanent ? C’est le réel de l’expérience, du ressenti, de l’observation, des émotions ? Il y a beaucoup de gens qui  sont embués dans ce réel-là, qui ont du mal avec l’abstraction, qui ont du mal avec l’imaginaire. Ou bien est-ce que le vrai réel est ailleurs ? Celui qui permet de comprendre  les lois du réel empirique. C’est une vraie question… Beaucoup de physiciens sont platoniciens. Beaucoup de mathématiciens sont platoniciens. Il y a un autre réel que le réel empirique : le réel des lois, des mathématiques, des idées. C’est problème pour les chercheurs, de devoir faire l’aller-retour permanent entre le réel  - qui est celui qu’ils explorent par leur travail le réel décalé - et le réel de la vie ordinaire. Einstein, n’était pas du tout autiste, mais avait des problèmes avec ça : avec  le réel de tous les jours. Ça ne veut pas dire qu’il était distrait,   Il vivait dans un pays qui n’était pas un pays incarné. Un ailleurs dont il éprouvait la force la consistance, la solidité, la force - la force d’existence.  Il avait du mal à connecter ce réel avec le réel des relations humaines. Il n’a jamais été engagé dans une relation humaine comme il a été engagé lui-même avec le champ des idées.  Il était capable de rester concentré dans un problème dans un tumulte général, dans les conversations alentour. Parfois, il profitait du tumulte pour mieux se concentrer…
Il est difficile de répondre à cette question. Savoir y répondre ce serait prétendre savoir quel est le statut des lois physiques.  Est-ce qu’elles sont incrustées dans le monde sans qu’on les voit ?… Est-ce qu’elles sont là, immanentes ? Ou sont-elles transcendantes dans d’autres mondes que dans le monde où elles agissent ? C’est vertigineux comme question : comment des lois pourraient-elles agir sur un monde dans lequel elles ne sont pas ? Par quel biais peuvent-elles agir sur nous ?  C’est une question à laquelle – à mon avis – on ne répondra jamais.  Ce sont des questions qui se posent quand on s(intéresse au Big-Bang. Nous lisons le Big-bang à partir de lois physiques qui étaient celles agissant à cette période de l’univers. Est-ce que ces lois existaient avant le big-bang ou est-ce le Big-bang qui les a fabriquées ?
Virginie : La question du réel est essentielle car la science avait, naguère, une aura de toute puissance : celle  de pouvoir tout régler. L’aurait-elle perdue ?
Etienne Klein : La physique permet à la fois un dévoilement du réel mais en même temps l’obscurcit. Le réel qu’elle nous montre –  boson de Higgs, dimensions supplémentaires de l’espace-temps, physique quantique - est un réel parfaitement étranger. Il ne nous parle pas, ne nous touche pas et ne vient pas déclencher d’empathie, de solidarité intellectuelle. C’est tellement loin… Ça en devient complétement étranger finalement. Ça ne dit rien de notre condition humaine. Ce que la physique dévoile en touchant le réel, obscurcit ce réel parce que ceux qui s’y intéressent ne peuvent l’atteindre qu’au prix d’un formalisme mathématique compliqué que personne ne comprend vraiment, ne parle pas et donc ne nous parle pas.  Il y a une sorte d’instinct de survie de l’âme qui veut dire sa place dans le monde et le sens que le monde a pour elle sans tenir compte de ce réel. Et la science se trouve ainsi presque marginalisée ou ignorée. Il y a aussi le fait que la science ne répond qu’aux questions scientifiques. Or les questions scientifiques, c’est très peu de questions. En physique des particules, c’est très peu de questions… Une dizaine au maximum. Nous intéressent-elles vraiment ? Où est passé l’antimatière ? …  On peut très bien vivre sans le savoir. On s’en fiche un peu. Combien y a-t-il de dimensions de l’espace-temps ? … On s’en fiche. Est-ce qu’il y a un seul boson de Higgs… ?  
Virginie : Ça peut faire rêver...
Etienne Klein : Ça peut faire rêver,  mais qui s’y intéresse vraiment ? Qui s’y intéresse vraiment ? Il y a des gens que ça passionne évidemment. Mais qui s’y intéresse ?... Les physiciens. Et du coup, il existe une menace de jeter le bébé avec l’eau du bain.  En disant, les sciences ne répondent qu’aux questions scientifiques, elles ne répondent pas aux questions qui nous intéressent vraiment : la liberté, les valeurs, le sens de la vie, l’amour, la justice… La science ne répond aux questions fondamentales donc on va la mépriser. C’est vraiment un piège de la pensée auquel il faut renoncer tant les résultats de sciences viennent changer les questions de valeurs. Par exemple quelqu’un qui sait que l’univers est apparu il y a 13,7 milliards d’années et que l’homme dans cet univers n’est là que depuis 2 - 3 millions d’années, ne va pas se penser dans le monde de la même manière que quelqu’un qui pense que la planète a 6000 ans et que l’homme est apparu tel qu’il est aujourd’hui. Il y a des résultats de science qui viennent déplacer notre imaginaire, notre intellect et viennent modifier notre façon d’être au monde. Et si on déplace notre façon d’être au monde, alors sans doute on déplace nos valeurs.
Virginie : Les grands scientifiques ne sont-ils le monde au lieu d’être dans le monde ?
Etienne Klein : Peut-on parler des scientifiques en général ? Par exemple, les scientifiques travaillant sur la physique quantique, il n’y en n’a pas deux pareils. Il n’y en n’a pas deux qui ont le même rapport au monde. Il n’y en n’a pas deux qui ont le même imaginaire.  Il n’y en n’a pas deux qui ont le même a priori sur ce qu’est le réel.  Il n’y en n’a pas deux qui déploient leur génie de la même façon.  Il n’y a pas qu’une façon d’être génial. Il y en a plusieurs. Là, je parle des génies. Si vous parlez des physiciens, ce ne sont pas de génies.
Virginie : Est-ce qu’il faut parler de Génie ? Cédric Villani nous dit « Le génie », c’est celui qui sort de sa lampe… Sont-ils vraiment hors norme ?  
Etienne Klein : La physique quantique n’est pas née d’effet collectif, même si les discussions jouent un grand rôle. Je vais faire une histoire contrefactuelle… Je sais que ça n’est pas bien. Si vous retirez de l’histoire une vingtaine de chercheurs. Si vous refaites le 20ème siècle sans Einstein, sans Bohr, sans Schrödinger, sans Pauli, sans Dirac, sans Heisenberg… Et quelques autres… Je ne suis pas sûr que vous ayez la mécanique quantique. Si vous prenez des physiciens un peu moins bons que Dirac… et vous les mettez à la place de Dirac, Il n’est pas sûr que vous ayez les équations de Dirac… Il y a vraiment un effet de personne, de qualité, d’individu… Vous pouvez mettre tous les éléments de contexte que vous voulez… Ou dire que si Einstein n’avait pas été à l’office des Brevets à Berne, il n’aurait pas fait la relativité... Ça n’engage que vous… L’histoire de la science ne se comprend que si l’on invoque l’apparition régulière de génies… Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi des contextes, il faut des gens qui effectuent des expériences. Pour transmettre, pour comprendre, pour expérimenter. Les génies ne suffisent pas mais ils sont nécessaires.

Merci à Etienne Klein. 



2 commentaires:

  1. Chère Virginie, vos derniers articles et entretiens avec Etienne Klein sont excellents, je vous en remercie vivement. Je n'ai pas encore eu le temps de tout lire et de tout écouter, mais j'y reviendrai, assurément. Quel plaisir aussi cette évocation de Gilbert Garcin, dont je suis "fan" depuis tant d'années ! Vous souhaitant également le meilleur pour cette nouvelle année ! Bien amicalement,

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  2. Chère Elly,
    Merci de votre commentaire. Vous accueillir et vous lire est toujours un plaisir. Bon week-end à vous. Virginie

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