dimanche 21 avril 2019

Cardio-boxing, l’apprentissage de la densité et la pratique politique de "la violence activée", par Elsa Dorlin





Tag, Paris, 2018, photo : V.Chrétien

      Une des recommandations en matière de cardio-boxing est de viser l’adversaire imaginaire sensé se trouver devant nous, mieux, de s’attacher à essayer d’attaquer une personne détestée. Action assez comique où une myriade de bras et de pieds sont lancés à l’assaut du vide. Difficile exercice tant il semble peu aisé de penser l’ennemi – à condition, bien sûr, d’en avoir un - dans la durée. Et, décidément, définir sa force à l’aune d’une colère ou de représailles suscités par de vils fantômes revient souvent à confondre le sentiment haineux avec de la puissance, à mélanger férocité et habileté, à dissoudre l’action dans l’impulsivité.

Or, la force n’est pas affaire de dureté mais de solidité.

 Cette science de la maîtrise interne ne consiste pas à tendre ses mouvements en fonction d’un autre détesté mais  à ajuster ses gestes à l’extrême tension des muscles, à sentir ses membres frotter les contours de l’espace, à mesurer l’ultime limite des dimensions, à développer la vivacité de l’épiderme. Donc, à l’inverse d’une démesure désordonnée ou d’un affrontement  enragé, le principe est celui de la contenance de soi et de la précision volontaire. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas d’un calcul rationnel mais d’atteindre l’épaisseur du milieu.

Mais alors, éprouver son environnement  par le faire suffirait-il à atteindre l’efficacité ? Difficile à croire... Comment la tension nerveuse poussée à la frontière des possibilités physiques pourrait développer un savoir-faire ? Comment le déploiement de sensations internes pourrait surpasser le déchaînement d’une brutalité tournée vers l’extérieur ? Après tout, viser un but (en l’occurrence l’adversaire) n’est-il pas le meilleur moyen de l’atteindre ?  

De fait, partir de son en-soi ne va de soi. Aussi cet Art de la précision paraît revenir à combattre les yeux fermés, à poursuivre un idéal de chimère, à adopter le repli obstiné des organismes suicidaires.

Naturellement, il n’en est rien. Rechercher la moindre perte d’énergie par le geste juste ne veut pas dire être dénué d’énergie. Bien au contraire. C’est incroyable comme la réalité matérielle admet l’existence de trajectoires exactes. C’est fou comme le mouvement tendu s’ajuste au strict contenu de la matière. C'est stupéfiant comme l’action se déploie à l’extrême limite de l’expérience sensitive… Pas n'importe laquelle, bien sûr... de celle qui durcit le muscle et l’enveloppe de la pleine mesure de l’espace, de celle qui densifie à l’extrême chaque parcelle de chair. Les adeptes des Arts martiaux connaissent ça. Ils savent la puissance des énergies intérieures - déroulées lentement, solidement, à la limite de la résistance, poussées à l’aplomb de la robustesse - et ce,  jusqu’aux fondements de la physique.

                   
                    En quelque sorte, la dense maîtrise de soi au service de la puissance.





Bordeaux, 2019, photo : V.Chrétien


Cette justesse mesurable au principe de l’efficience de l’action, la philosophe Elsa Dorlin l’a étudiée.

Art de la maîtrise employée par les êtres soumis à l’adversité de l’esclavage, les arts martiaux ont constitué un moyen de surmonter les multiples pressions (interdiction de se rassembler, interdiction de discuter, interdiction de disposer d’outils), brimades (interdiction de circuler librement, de fréquenter certains lieux, de regarder une « blanche »…) et interdictions diverses (interdiction de danser !) en  apportant une réponse certes violente en apparence mais en réalité de contenance et de maîtrise.

Il s’agit d’un usage politique de la "violence activée".

La pratique consiste à entraîner les corps, à convertir la violence subie en action afin de transformer cette violence en insurrection. C’est une question d’ascèse, de mode d’être, de maîtrise de soi où il est fait usage d’une violence maîtrisée. 


Elsa Dorlin pose la question, également, des images véhiculées par la société. Pourquoi une femme battue est-elle toujours représentée en tant que victime ? N’est-ce pas l’enfermer dans un statut ? Et ainsi lui ôter tout pouvoir de répondre ? L’empêcher d'agir ?

Nous ne pouvons qu’acquiescer. La chose, effectivement – grâce à Elsa Dorlin – nous apparaît évidente, à présent.     
   


Marseille, photo : V.Chrétien
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