dimanche 4 septembre 2016

"Pourquoi j'écris" - Henri LOPES, Citéphilo, 8 novembre 2014

Pourquoi assister à des conférences ?... Pour ces petits miracles, le partage de ces passions, émotions, pensées. Pour ces attaques en force, ces percées majeures de la croûte du vulgaire. 

"Pourquoi j'écris ?" 
Henri Lopes

J'écris parce que je suis un Africain ; un homme vieux de plusieurs millions d'années dont la mémoire et l'imaginaire ne tiennent qu'au fil ténu et fragile d'une tradition orale brumeuse ; un homme dont la bibliothèque date de moins d'un siècle.
J'écris pour introduire dans l'imaginaire du monde des êtres, des paysages, des saisons, des couleurs, des odeurs, des saveurs et des rythmes qui en sont absents ; pour dire au monde des quatre saisons celui des saisons sèches et des pluies ; pour dire au ciel de la Grande Ourse celui de la Croix du Sud.
Mais vous dire l'Afrique ne consiste pas pour moi à vous en faire un reportage ni à vous rédiger un traité de sociologie, d'ethnologie ou... d'entomologie. Le pays que mes romans évoquent n'existe dans aucun guide Michelin, dans aucun récit de voyage, dans aucun manuel d'histoire ou de géographie. C'est de mon pays intérieur que chaque fois je vous entretiens.
Peut-être ne suis-je au bout du compte qu'un dangereux menteur. Mais un menteur de haut vol, car il s'agit dans ce jeu-là de mentir juste, de «mentir-vrai». 
Écrire, c'est transfigurer la réalité.
J'écris pour assumer ma négritude, pour recouvrer mes «poupées noires». J'écris pour dire l'ami Manuel du poème de René Depestre :

L'homme qui se rase avec un tesson de bouteille, 
L'homme qui ne sait pas que la terre tourne...

J'écris pour dépasser ma négritude et élever ma prière à mes ancêtres les Gaulois ; Gaulois de toutes les races s'entend, de toutes les langues, de toutes les cultures. Car c'est pour moi que Montaigne s'est fait amérindien, Montesquieu persan et Rimbaud nègre. C'est pour m'aider à déchiffrer l'Afrique que Shakespeare a fait jouer ses tragédies, que Maupassant m'a légué ses nouvelles. 
J'écris pour avoir la force de vivre le pays de solitude, le pays métis.
J'écris pour décharger dans les mots mon envie de danser sur la place publique ; j'écris pour toi ; pour t'offrir cette coupe, toi dont la silhouette et les pas de danse me poursuivent dans mon sommeil ; toi que j'ai aperçue hier, toi dont je ne prendrai jamais la main, toi dont je ne suis pas digne. 
J'écris pour atteindre le plaisir pour m'y baigner. J'écris dans la bonté. J'écris dans la fureur. J'écris pour ne pas basculer. J'écris dans la folie. J'écris pour revenir de la folie. J'écris pour me soigner.
J'écris parce que je ne sais pas, j'écris pour apprendre. Chaque ouvrage est une université et, quelles que soient les préférences de mes lecteurs, mon dernier livre est pour moi le plus abouti.
Quand je crois maîtriser ces mots qui me sont à la fois outil et matière, ils me glissent entre les doigts, m'échappent et m'enivrent.

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