mercredi 24 décembre 2014

Vladimir Jankélévitch - L’art du frôlement philosophique -


« s’accorder pour un temps à cette conscience fugace 
qui a quelque chose à nous dire,
 une seule chose à nous dire, 
une seule chose, 
et que personne ne dira plus. » 
Lucien Jerphagnon 
 Raphaël Enthoven 
Matière première 1 * 

Photo : Jamie Baldridge - "The Romantic"



Lucien Jerphagnon - L'éclair fugitif...


Qu’est-ce que la philosophie ?

 « La philosophie consiste à penser tout ce qui dans une question est pensable, et ceci à fond, quoi qu’il en coûte ? » nous fait remarquer Vladimir Jankélévitch dans ses poèmes philosophiques. Le philosophe ajoute, Quelque part dans l’inachevé de ses échanges avec Béatrice Berlowitz.: « Il s’agit de démêler  l’inextricable et de ne s’arrêter qu’à partir du moment où il devient absolument impossible d’aller au-delà. » 2*.
La philosophie – au moins celle de Vladimir Jankélévitch – s’arrête-t-elle à ce « donné » du Penser ? à cette réflexion froide et rationnelle ? De celle qui incite le lecteur – brindille de sagesse potentielle – à pousser sur les pentes arides d’un désert logique ?
Resterait-elle lettre morte face aux nuages moroses du quotidien, fades de passer sans pleuvoir « … déserts de l’aridité et de la sécheresse : et ce sont, hélas ! les heures les plus longues, les plus nombreuses ; c’est la triste séance sans verve et sans inspiration ; ou mieux c’est la misère, la misère de la vie quotidienne… » 3*

Rien n’est moins sûr.

A la nostalgie décrite par la merveilleuse Barbara Cassin dans un livre éponyme 4*. A l’Ulysse de retour au pays, homme déjà las de ce qu’il voit et donc aveugle de ce qu’il ne sait voir,
Imaginez "Ulysse" – ARTE,




s’oppose la mélodie proustienne décrite par Pierre Macherey de ces « …  journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident devient un ressort romanesque. Tout un promontoire du monde inaccessible surgit alors de l’éclairage du songe et entre dans notre vie… » 5 *

« La philosophie s’étonne de ce qu’on a l’habitude de voir. », évoque Raphaël Enthoven dans une émission consacrée à Roland Barthes 6*. Cette disposition à embraser l’évidence, le connu, l’habituel, voire le banal, au feu de l’étonnement, est le donné des philosophies singulières, remarquables – bref, de celles que l’on estampille à juste titre du sceau de l’ « importance ». Certes, Vladimir Jankélévitch saute de plain-pied dans cet azur d’étoiles. Mais la supernovae de sa pensée dépasse le laser érudit du spécialiste en histoire et en art pointant d’un regard avisé les empâtements, croisements, ajouts, hésitations, maladresses volontaires, repentirs, paradoxes de pensées, et autres incohérences présents sur la toile des idées.

Vladimir Jankélévitch

Et si Vladimir Jankélévitch va plus loin, c’est que sa philosophie appartient au monde des étincelles, lumière de l’Art. Autre nom de la Poésie.
Ce qui le situe ou le distingue par delà les autres est une « Fonction protestataire du sublime sur l’ordinaire. » 7*. - de l’ordre de l’a-banal…

 C’est l’instant frôlant la peau de la mémoire d’un regard tourné vers soi. L’écorce d’une voix. Dans cette étendue atemporelle et géométrique 8*  - cet « Eternel instantané » évoqué par Raphaël Enthoven – deux galaxies en fusion sont contenues tout entières dans le mausolée oxydé d’un dé à coudre.
C’est bien le sens de cette poésie décrite par le plasticien Jean Tinguely :  « La poésie, ça veut dire vivre tout simplement. »

L’artiste exprime l’indicible, rend lisible l’invisible par le « Toucher ». Sublime le réel comme un lent mouvement de vent berçant l’infime mobilité des branches. Cette marée de sentiments débordants, évanescents, impalpables est pourtant réelle, échappe aux enfermements – aux  désespérants regrets qui minent la mémoire …

C’est-à-dire carbonise ce fatras d’impressions, de sensations, de  sentiments - si nombreux que notre corps autiste en élimine la présence – à la chaleur de l’infime perception. Trois fois rien - quelque chose  qui «…existe à peine, comme l’essentiel est un presque-rien, un je-ne-sais-quoi, une chose légère entre toutes les choses légères, cette investigation forcenée tend surtout à faire preuve de l’impalpable ; on peut entrevoir l’apparition, mais non la vérifier puisqu’elle s’évanouit dans l’instant  même où elle apparaît… » 2* p 19.

L'instantané au coin de votre vie.
Photo : Le chêne parlant : Nature & temps.
Londres octobre 2014


Dans cette poésie où l’art entre en lévitation avec la vie. Les parts d’infime accrochent les nuages. Vagues vagabondes traînant, nous entraînant en de légers frissons. Sautant par-dessus les rigidités et les cadres, se jouant des cloisons… Se faufilant au travers des interstices de nos fêlures.

Philosophie du frôlement où…

                 « Tout peut devenir occasion pour une conscience inquiète, capable de féconder le hasard. » 2*


L’art d’enflammer le réel au chalumeau de l’absolu.



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Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely,

Poésie de deux tessons de lumière… 
fragmentés de calmes nuances de joie.



Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely - Les Bonnie & Clyde de l'Art 55' in ARTS CULTURE




Niki de Saint Phalle : « Je fais des machines monumentales. »
Jean Tinguely : «  Je m’appelle Jean Tinguely et je fais des machines qui ne servent à rien. »
« On gagne, on en sort vainqueur chacun pour soi. » 34 min. Jean Tinguely


HOMMAGE À UN ARTISTE : NIKI DE SAINT-PHALLE



Le laboratoire du geste


Niki de Saint-Phalle – Tirs


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"Enfant, j’ai bricolé pendant plusieurs années ma propre langue, c’était une façon de remédier à la solitude…"
Daniel Tammet – Je suis né un jour bleu – j’ai lu -2007 – paris – isbn : 9782290011430

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P 25 (vocabulaire : def idéaliste) « Idéaliste » : au sens courant et parfois péjoratif du terme – « qui se fait des choses une conception parfaite et naïve » - , l’auteur oppose le sens propre du mot – « personne qui recherche la vérité au-delà des apparences sensibles ».
P 86 : Gérard de Nerval, les chimères :

El Desdichado :

Je suis le ténébreux, - le veuf, - l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

(El Desdichado : le déshérité. C’est le nom d’un chevalier dépossédé de ses biens et vêtu de noir dans Ivanhoé, de Walter Scott (1771 – 1832) ;
Le détour, étonnants classiques, Flammarion, 2008, isbn : 978-2-0812-0964-0

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« Je sens flotter, au ras de ma lassitude, ce quelque chose de vaguement doré qui reste à la surface des eaux, à l’heure où les ; ; ; déserte le soleil déclinant. » Fernando Pessoa p 335.
Fernando Pessoa – Le livre de l’intranquillité. Christian Bourgois éditeur. 1999. ISBN : 2-267-01516-1



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NOTES DE BAS DE PAGE :

1* « s’accorder pour un temps à cette conscience fugace qui a quelque chose à nous dire, une seule chose à nous dire, une seule chose, et que personne ne dira plus. » Lucien Jerphagnon in Matière première de Raphaël Enthoven 1 * p 132.

Matière première –– Gallimard – Mayenne 2013 – 

ISBN : 978-2-07-013958-3

2* » p 18 - Vladimir Jankélévitch – Béatrice Berlowitz – Quelque part dans l’inachevé – NRF – Gallimard – 2004
2 ** « … ce que je cherche existe à peine, comme l’essentiel est un presque-rien, un je-ne-sais-quoi, une chose légère entre toutes les choses légères, cette investigation forcenée tend surtout à faire preuve de l’impalpable ; on peut entrevoir l’apparition, mais non la vérifier puisqu’elle s’évanouit dans l’instant  même où elle apparaît… » p 19- Vladimir Jankélévitch – Béatrice Berlowitz – Quelque part dans l’inachevé – NRF – Gallimard – 2004
.
3* p 44-45  : En dehors de ces rares et précieux moments, de ces minutes poétiques, il n’y a que les déserts de l’aridité et de la sécheresse : et ce sont, hélas ! les heures les plus longues, les plus nombreuses ; c’est la triste séance sans verve et sans inspiration ; ou mieux c’est la misère, la misère de la vie quotidienne… [Il ajoute, page 45] … Et surtout la musique tzigane, c’est une manière de jouer, avec l’exagération des nuances, les caprices de la polyrythmie, le règne du rubato*   Musique nomade, musique de la verve fantasque et de l’incohérence, musique des pauvres… Rimski-Korsakov et Moussorgski écoutaient avidement ces musiques inspirées, comme ils écoutaient les musiques des pauvres juifs jouant du violon dans les cours des maisons de Saint-Pétersbourg ou chantant dans les synagogues.
* [Rubato est un terme italien signifiant « dérobé ». Il s'agit d'une indication d'expression, commandant d'accélérer certaines notes de la mélodie ou d'en ralentir d'autres pour abandonner la rigueur de la mesure. Ces variations de vitesse sont appliquées selon l'inspiration de l'interprète ou du chef d'orchestre. À l'origine, le tempo rubato affectait uniquement la mélodie, l'accompagnement ne connaissant pour sa part aucune variation de vitesse. Par la suite, mélodie et accompagnement furent affectés dans une même mesure. Caractéristique du jeu des musiciens romantiques et de Frédéric Chopin en particulier, le tempo rubato permet aux interprètes classiques de marquer le morceau joué d'une expression émotionnelle qui leur est propre.
Par ailleurs, le tempo rubato est fréquemment utilisé par les chanteurs pour légèrement démarquer le chant de l'accompagnement musical, ceci permettant non seulement de sublimer l'expression de la mélodie, mais aussi de donner une touche personnelle, authentique à leur interprétation. http://fr.wikipedia.org/wiki/Rubato].

Extrait complet :
« Les moments heureux, tout le monde en a ; et dans ces moments-là quelque chose nous envahit qui ressemble à de la joie. En dehors de ces rares et précieux moments, de ces minutes poétiques, il n’y a que les déserts de l’aridité et de la sécheresse : et ce sont, hélas ! les heures les plus longues, les plus nombreuses ; c’est la triste séance sans verve et sans inspiration ; ou mieux c’est la misère, la misère de la vie quotidienne… [Il ajoute, page 45] … Et surtout la musique tzigane, c’est une manière de jouer, avec l’exagération des nuances, les caprices de la polyrythmie, le règne du rubato.  Musique nomade, musique de la verve fantasque et de l’incohérence, musique des pauvres… Rimski-Korsakov et Moussorgski écoutaient avidement ces musiques inspirées, comme ils écoutaient les musiques des pauvres juifs jouant du violon dans les cours des maisons de Saint-Pétersbourg ou chantant dans les synagogues. »

4* Barbara Cassin, La Nostalgie, Quand donc est-on chez soi ? P 16à 18 : Nostalgie, un mot suisse
« Nostalgie », le mot sonne parfaitement grec, sur nostros, le « retour », et algos, la « douleur », la « souffrance ». La nostalgie, c’est la « douleur du retour », à la fois la souffrance qui vous tient quand on est loin et les peines que l’on endure pour rentrer. L’Odyssée, qui fonde avec l’Illiade la langue et la culture grecques, est l’épopée qu’un poète aveugle qui n’a sans doute jamais existé, « Homère », a composée pour chanter les péripéties du retour d’Ulysse, le héros aux mille tours. C’est par excellence le poème de la nostalgie.
Pourtant, « nostalgie » n’est pas un mot grec, on ne le trouve pas dans l’odyssée. Ce n’est pas un mot grec mais un mot suisse, suisse allemand. C’est à vrai dire le nom d’une maladie répertoriée comme telle seulement au XVIIème siècle. Il a été inventé, à en croire le Dictionnaire historique de la langue française, en 1678 exactement par un médecin, Jean-Jacques Harder, pour dire le mal du pays, Heimweh, dont souffraient les fidèles et coûteux mercenaires suisse de Louis XIV – « point d’argent, point de suisse ». A moins qu’il n’ait été forgé en 1688 par Johans ou Jean Hofer, le fils d’un pasteur alsacien de Mulhouse, qui lui consacra à dix-neuf ans sa petite thèse de médecine à l’université de Bâle, pour décrire des « histoires de jeunes gens », le cas d’un Bernois, étudiant à Bâle, qui dépérissait mais guérit en chemin avant même d’arriver à Berne, et celui d’une paysanne hospitalisée ( « Ich will heim, ich will heim », gémissait-elle en refusant les remèdes et les aliments), guérie en rentrant chez elle – on reconnaîtra l’origine de son trouble signifiant.
C’est devenu aussitôt une question militaire : les Suisses désertaient quand ils entendaient le « ranz des vaches », le chant des alpages, « cet air si chéri des Suisses – écrit Rousseau dans son Dictionnaire de la musique – qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans les troupes, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient, tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays ».
C’est donc pour désigner une maladie des Suisses alémaniques que le corps médical aura fabriqué ce mot de « nostalgie », comme on dit « lombalgie » ou « névralgie ». Si j’y insiste, c’est que l’origine du mot me paraîty très représentative de ce qu’est une origine : ce mot, qui connote toute l’Odyssée, n’a rien d’originel, d’original, bref de « grec ».
Isbn : 978-2-7467-3410-4

5* [ALRTP : A la recherche du temps perdu, tome II, p. 16-17. Pierre Macherey, Proust. Entre littérature et philosophie, éditions Amasterdam Paris- 2013 ISBN : 978-2-35480-127-4

6* Roland Barthe, Mythologies. France Culture – Le Gai savoir
7 minutes 50.

7* Paola Raiman, reprenant le philosophe, évoque cette « Fonction protestataire du souvenir contre l’oubli.» 17 minutes.
Ceci fait référence aux camps de la mort

8* Daniel Tammet a toujours ressenti le  « temps »  comme un gâteau roulé à déplier. Autrement dit, disposant d’une dimension géométrique. L’image est assez parlante.
Daniel Tammet – Je suis né un jour bleu – j’ai lu -2007 – paris – isbn : 9782290011430

9 * « le poète parle », et il parle musicalement, en tressant la structure complexe du texte où est effectuée la capture artistique du temps qui donne accès à l’essence même des choses, à travers une expérience qui peut faire penser à celle de la scientia intuitiva, ou connaissance des essences singulières, dont parle Spinoza. P 86 : …
http://philosophique.revues.org/277

Pierre Macherey, Proust. Entre littérature et philosophie, éditions Amasterdam Paris- 2013 ISBN : 978-2-35480-127-4



P 39 : … Si l’occasion est  une grâce, la grâce suppose, pour être reçue, une conscience en état de grâce. Tout peut devenir occasion pour une conscience inquiète, capable de féconder le hasard. »



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Quelque part dans l’inachevé – JankélévitchLe Gai savoir – émission de Raphaël Enthoven du 28-10-2012





Vladimir Jankélévitch.



Lucien Jerphagnon


Imaginez "La barrière du langage" – ARTE
https://www.youtube.com/watch?v=0Naapi_pxRQ


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