Dans le contexte de la société paternaliste des années 1970, l’individu se positionnait comme acteur de son émancipation, revendiquant la liberté, l’affirmation de soi et la reconnaissance de sa singularité. Ces aspirations, portées par les mouvements sociaux et intellectuels de l’époque, apparaissaient comme une rupture nécessaire avec les normes collectives contraignantes héritées d’un ordre moral traditionnel. Inspirées notamment par les écrits de Michel Foucault sur les dispositifs de pouvoir, ou d’Herbert Marcuse sur l’homme unidimensionnel, ces idées nourrissaient l’idéal d’un sujet autonome, affranchi des logiques d’uniformisation.
Or, paradoxalement, ce qui représentait un progrès vers l’individuation et la diversité semble aujourd’hui réabsorbé par un nouvel ordre social où l’apparente célébration de la différence cache parfois une nouvelle forme de normalisation : celle d’une individualité standardisée, instrumentalisée par les logiques marchandes et les technologies de contrôle. Ainsi, le culte de la singularité peut, dans certains cas, se transformer en injonction à « être soi » selon des modèles préétablis, réduisant la liberté à une simple variable d’ajustement au sein d’un système de domination imposé de l'intérieur.
Ainsi, le culte contemporain de la singularité, loin d’être l’aboutissement d’un processus d’émancipation, pourrait bien masquer une nouvelle forme d’aliénation où l’individu, sommé d’« être lui-même », se conforme en réalité à des modèles normatifs subtilement imposés. Et si, sous couvert de diversité et d’autonomie, nous assistions à une uniformisation d’un nouveau genre, plus insidieuse encore que celle dénoncée dans les années 1970 ? Et si, finalement… c’était tout l’inverse ?
Le sentiment d'injustice n'est pas le propre de l'homme.
Le film réalisé par National Géographic invite à nous interroger sur le traitement journalistique, voire scientifique des comportements animaux.
Les images mettent en scène deux singes capucins récompensés lorsque ces deniers apportent un caillou à l’expérimentatrice. Dans le premier cas, le singe reçoit un morceau de concombre, tandis que le second obtient du raisin bien plus savoureux. Au fil de l’expérience, plusieurs réactions sont observables. Le premier singe marque d’abord de la surprise face à la différence de traitement. Le primate lance alors le concombre à la figure de la chercheuse. Il se jette ensuite sur la paroi de plexiglas et la secoue violemment. Puis, voyant que l’expérience reprend, ce dernier se calme et, faisant preuve de bonne volonté, répond à nouveau au problème de manière adéquate (pensant sans doute, obtenir cette fois la savoureuse récompense). Il n’en est rein. Le singe se voit encore gratifié d’un légume tandis que son voisin obtient un morceau de fruit délectable. A nouveau, le primate lésé lance le légume sur la scientifique et secoue la paroi d’une manière violemment désapprobatrice. La voix off commentant la vidéo conclut à une marque de colère.
Faut-il accepter cette interprétation ? Le fait de souligner la réaction vive du mammifère face au traitement manifestement injuste n’est pas neutre. Le fait de traduire la réaction par de la colère la marque d’une connotation primaire. Le comportement devient épidermique. Il ne s’agit plus d’une réaction mais d’une riposte. L’attaque induit l’idée d’un sujet colérique, querelleur, violent, agressif, réactif, voire asocial et dangereux, bref, nuisible. Dans ces conditions, le cerveau belliqueux s’avère rudimentaire. Doté de reflexes reptiliens, le capucin décrit de la sorte se montre peu apte à comprendre les enjeux de la situation. Cet état rudimentaire correspond peu ou prou à la description de l’animal machine cartésien.
En revanche, traduire les actions de l’animal sous l’angle de la souffrance change tout. Le niveau de sa cognition atteint ainsi un stade supérieur (appelé traitement de haut niveau en sciences cognitives). Sensible à l’injustice, l’anthropoïde se voit cette fois attribué des compétences cognitives intéressantes. Conscient de la supercherie, l’animal jette la « récompense » sur l’expérimentatrice. La réaction marque des aptitudes d’analyse élaborées. Le singe parvient non seulement à se comparer à son voisin mais sait évaluer pour ne pas dire expertiser la valeur de la rétribution. Enfin et ce n’est pas la moindre de ses qualités, ce dernier établit une correspondance entre la nature de l’injustice et son auteur. Le fait de gratifier la scientifique du faux trophée démontre l’étendue des habiletés intellectuelles du capucin.
Comment, dès lors, cautionner nos actions et nos jugements manifestement archaïques à l'égard des animaux ?