« L’imitation et
la contre imitation », rencontre avec Yves Citton.
Tous les universitaires sont-ils rébarbatifs ? Peu
clairs ?
Le spécialiste en littérature
Yves Citton est le contre-exemple du professeur extrêmement ennuyeux. L’homme est
une résistance au flou. Le contraire du
détachement. C’est-à-dire l’inverse de la non-sagesse et de l’éloignement.
Tous ses discours nous emportent vers
l’examen attentif des nuances … C’est une brusque bouffée d’oxygène nous
extirpant des profondeurs… Un ballon
subtil et léger remontant le corps entier de notre torpeur la surface de
l’intelligence.
Lorsque ce dernier nous explicite
les concepts développés par Gabriel Tarde, par exemple, et plus précisément
développe le phénomène de « contre-imitation » travaillé par le
chercheur ; Hé bien nous voici soulevés à la surface des travaux du
sociologue-philosophe. C’est-à-dire, remontés brusquement à l’air vivifiant de
sa pensée. Projetés au centre rayonnant des
idées de l’auteur.
La preuve par l’explication
claire et distincte d’Yves Citton.
Développements :
La contre-imitation est plus
complexe qu’elle n’y paraît, dit-il. Le phénomène allant contre… contre la société - contre la mode en vogue -
la posture « anti »… anti-cheveux courts pour les garçons,
anti-chansons à la mode, anti-modes -
bref l’idée d’être à contre-courant des cultures en cours n’est-elle pas une
imitation masquée – au contraire ? Une copie déguisée ? Pour le dire
autrement, l’originalité qui se veut rebelle n’est-elle pas un succédané de
l’idée initiale ? Une variante ? Une lithographie exprimée en négatif
du même dessin ? C’est-à-dire un non-conformisme prenant le conformisme à
revers ? A hérisse poil ?
Dans un livre fort bien rédigé et
non moins agréable à lire intitulé « L’avenir des humanités » Yves
Citton répond avec clarté à ces questions faussement simples.
« La théorie de l’invention
esquissée par Gabriel Tarde – écrit-il - dès la fin du XIXème siècle, permet de
comprendre que l’émergence de nouveauté résulte simultanément d’un processus
d’imitation puisant à une multitude de sources préexistantes et de
l’intersection absolument singulière qui noue ces imitations hétérogènes autour
de la personne unique de l’interprète. (Gabriel Tarde, La logique sociale
(1893), Les empêcheurs de tourner en rond, Paris, 1999 et Maurizio Lazzarato,
Puissances de l’invention) Dans la mesure où l’originalité n’est pas une donnée
première – originelle - , mais se compose progressivement au fur et à mesure
qu’on augmente le nombre et la variété des influences qui s’impriment en nous,
plus j’imite (de modèles hétérogènes), plus je deviens original (puisque je
suis alors le seul à imiter cet ensemble-là de modèles).
Ce n’est donc pas parce que, en inventant,
j’interprète autrui que ma singularité s’en trouve abolie pour autant :
c’est bien à travers ma personne, conçue comme un lieu d’intersection
d’influences multiples, que se réalise l’événement innovant. » p 106-107 1*
Dans une seconde partie, Yves Citton
nous parle d’attention conjointe. En d’autres termes l’attention que l’on prête
aux uns aux autres. Le transmetteur de savoirs explicite en quoi cette dernière
est primordiale : un terreau nécessaire et non moins essentiel à la
poussée des apprentissages.
L’écrivain écrit :
« Parler d’attention
« conjointe » évoque des connotations de mariage, ce qui n’est pas
absurde puisque nous nous trouvons très intimement unis les aux personnes avec
lesquelles nous partageons les mêmes objets d’attention – avec lesquelles nous
« regardons dans la même direction ».
L’attention conjointe nous attache. Elle le
fait par le jeu des surfaces, dont le brillant attire le regard des uns, lequel
y attire à son tour le regard des autres. Mais elle nous attache aussi en
profondeur : c’est parce que l’attention d’autrui touche à notre
« for intérieur » que nous sommes si sensibles à ses moindres
variations. » 2* p 155
L’attention peut être attentive
ou attentionnée. La nuance n’est pas mince. En effet, « Le deuxième phénomène
caractéristique de l’attention conjointe est l’EFFORT D’ACCORDAGE AFFECTIF qui
la sous-tend constamment : on ne
saurait être véritablement attentif à autrui sans être attentionné à son égard. »
3* p 129
Effectivement, une « résonance affective »* - malheureusement,
la plupart du temps invisible à la raison - est en jeu dans la plupart des
situations d’apprentissage. Eléments de dialogue imperceptibles, ces derniers par
« des micro-gestes » 3* confortent
l’élève en recherche. Le rassurent. L’encouragent. Le soutiennent. Inversement,
le professeur modifiera son discours voire changera le chemin pédagogique à
suivre en fonction de la qualité des échanges observés. C’est ce qui
différencie, précise Yves Citton, le « discours » du
« dialogue ».
Explications :
« Un « discours »
peut se diffuser tout en restant largement indifférent aux réactions qu’il
suscite chez ses auditeurs, ce qui est de toute façon le cas dans les systèmes
radio qui ne permettent généralement aucun retour direct de leur part. Au
contraire, un « dialogue » ne progresse que grâce aux micro-gestes
d’encouragement, de sympathie, de prévention, de précaution ou de réconfort –
autrement dit, grâce aux multiples « attentions » - que chacun des
participants adresse à l’autre pour maintenir entre eux une résonance
affective, qui est bien plus déterminante encore pour le déroulement de leur
échange que toute rigueur de raisonnement argumentatif. » 3*
Pas de doute, l’âme experte en
extrême sensibilité des textes d’ Yves Citton, tout d’intellectualismes mêlés,
nous prend par l’esprit. Nous emporte dans une aventure infiniment plus proche,
plus nuancée des auteurs étudiés. C’est
un examen subtil.
….
Des analyses passées au milliardième de la pensée… tout en profonde
proximité.
Aux antipodes
de l’éloignement.
Vidéo 3
Un monde d’engagement et de partage.
Le chêne parlant : L’implication, l’engagement font-ils
partie de vos préoccupations ?
Yves Citton : Généralement
lorsque j’enseigne, je trouve qu’il y a des choses merveilleuses dans le monde
dans lequel je vis qui me semblent ne pas recueillir assez d’attention. Ma
fonction principale est donc d’essayer d’aider les autres à les découvrir. A
savourer ces merveilleuses dont on gagnerait à prendre connaissance. Partager. Voilà le maître mot. J’ai la chance d’être payé pour faire de la
recherche. Et lorsque je fais une belle récolte de choses, je me fais un point
d’honneur à présenter ces trésors au plus grand nombre. Je les résume, puis je rends
ces pépites de savoirs à la société en rédigeant un livre. Là c’est un rôle de
passeur.
Un autre point fort est de
concentrer son attention en portant un regard critique sur les choses qui
piègent la société. Par exemple, si on
pense aux journaux télévisés : il semble important de décrypter les
nouvelles. Que disent-elles ? Que peut-on faire face à cette avalanche de
faits ? Ou devrait-on dire de tragédies ? Peut-on accroître notre
puissance d’agir ? Le choix fait par les journalistes peut être
profondément irritant. On se sent impuissant. On peut s’interroger sur ce que cela nous apporte
à titre personnel et plus généralement à la société.
Mais attention de ne pas tomber
dans une dénonciation « opposition » par rapport à ce que l’on
dénonce. C’est-à-dire se positionner « contre » comme nous le disions
pour les travaux de Tarde. Parler contre, n’est-ce pas nourrir ce que l’on
dénonce ? En faire la publicité ? D’alimenter la machine médiatique ?
Regardons plutôt les causes se
situant à la base du phénomène dénoncé. Méfions-nous des critiques systématiques.
A propos des « armes de
distractions massives », tout est-il à rejeter dans les mass médias ?
Regardons ce qu’il s’y passe. Arrêtons ce discours méprisant. Outre le fait que
nous regardions tous ce qui est appelé une forme de « sous culture ».
On peut trouver motif à penser – des formes de pensées – stimulantes dans les
séries télévisées. Au reste le regard porté sur ces productions télévisées s’est
modifié. Il y a de produits culturels effectivement très intéressants. Il s’agit
de s’interroger sur ce qui fait leur prix. Apprécier,
n’est-ce pas donner du prix ?
Les mass médias sont aussi un
outil de synchronisation intéressant. Car ils rassemblent et finalement, nous font bouger ensemble. D’un autre côté, il
y a des effets calamiteux. Il s’agit d’en tenir compte et de lutter contre.
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Vidéo 4
Notes de bas de page :
Le chêne parlant : Pour vous,
quelle serait l’école idéale ?
Yves Citton : Celle qui
gommerait la défiance vis-à-vis des professeurs et des étudiants. Fondons-nous
sur une avance de confiance. Ayons un a priori sur l’honnêteté des gens.
Dans une attention conjointe, ayons
un regard bienveillant les uns sur les autres.
Eviter le pôle ultra
disciplinaire, sans gommer son importance.
En postulant l’égalité des
intelligences, la fonction de l’enseignant serait d’orienter le regard de l’élève
vers les choses intéressantes. C’est-à-dire rebondir sur ses réponses – même contenant
des erreurs – afin d’amener l’élève – le conduire – vers la solution.
Notes de bas de page :
1 * Du capital humain à la
singularité collective…
La théorie de l’invention
esquissée par Gabriel Tarde, dès la fin du XIXème siècle, permet de comprendre
que l’émergence de nouveauté résulte simultanément d’un processus d’imitation
puisant à une multitude de sources préexistantes et de l’intersection
absolument singulière qui noue ces imitations hétérogènes autour de la personne
unique de l’interprète. (gabriel tarde, La logique sociale (1893), Les
empêcheurs de tourner en rond, Paris, 1999 et Maurizio Lazzarato, Puissances de
l’invention) Dans la mesure où l’originalité n’est pas une donnée première –
originelle - , mais se compose progressivement au fur et à mesure qu’on
augmente le nombre et la variété des influences qui s’impriment en nous, plus
j’imite (de modèles hétérogènes), plus je deviens original (puisque je suis
alors le seul à imiter cet ensemble-là de modèles).
Ce n’est donc pas parce que, en inventant,
j’interprète autrui que ma singularité s’en trouve abolie pour autant :
c’est bien à travers ma personne, conçue comme un lieu d’intersection
d’influences multiples, que se réalise l’événement innovant. Pp
106-107
Yves Citton , L’avenir des humanités, économie de la
connaissance ou culture de l’interprétation ?
La découverte, Paris, 2010, isbn : 978-2-7071-6009-6
2* Yves Citton- Pour une écologie de l’attention – Seuil –
sep 2014 -ISBN : 978-2-02-118142-5
3* : Yves Citton
« L’attention peut être attentive ou
attentionnée. La nuance n’est pas mince. En effet, « Le deuxième phénomène
caractéristique de l’attention conjointe est l’EFFORT D’ACCORDAGE AFFECTIF qui
la sous-tend constamment : on ne saurait
être véritablement attentif à autrui sans être attentionné à son égard. Une
condition de félicité de toute conversation exige un incessant travail
d’ajustement réciproque entre la parole des unes et l’écoute des autres. Un
« discours » peut se diffuser tout en restant largement indifférent
aux réactions qu’il suscite chez ses auditeurs, ce qui est de toute façon le
cas dans les systèmes radio qui ne permettent généralement aucun retour direct
de leur part. Au contraire, un « dialogue » ne progresse que grâce
aux micro-gestes d’encouragement, de sympathie, de prévention, de précaution ou
de réconfort – autrement dit, grâce aux multiples « attentions » -
que chacun des participants adresse à l’autre pour maintenir entre eux une
résonance affective, qui est bien plus déterminante encore pour le déroulement
de leur échange que toute rigueur de raisonnement argumentatif. » p 129- 130 - Pour une écologie de
l’attention – Seuil – sep 2014 - ISBN : 978-2-02-118142-5
Tournai, le 28 août 2015
Photos : Virginie, Le chêne parlant
Merci de cette belle rencontre
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