jeudi 12 mars 2015

La glaise philosophique - Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015

« La beauté est dans l’œil de celui qui contemple. »

« Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde. » 1*


Photo : Chez coquelicot


Virginie : Vous écrivez dans votre livre « Matière première » : 
« Quoi de plus noble, pourtant que d’être accessible à tous ? Faut-il être conservateur pour ne pas saluer comme un retour aux sources après des millénaires de vol plané la grande victoire de l’ordinaire sur les cimes censitaires du concept ? Comment ne pas se réjouir que du jardinage au turf, du voyage au petit déjeuner, du soir au matin, aucune vie n’échappe désormais à l’onction d’une « petite philosophie » - c’est-à-dire d’un savoir heureux de s’adapter à la demande ? N’était-il pas temps que la philosophie changeât d’altitude ? 
Pour rien au monde.
La philosophie n’a aucun effort à faire pour convertir à la banalité, qu’elle soit grotesque ou sublime. La glaise est déjà sa vie. » 2*. Quelle serait la glaise de la philosophie, de celle des :
1) Des empiriques  qui amassent et font usage à la manière des fourmis.
2) Des rationnels qui tels les araignées tissent des toiles à partir de leur propre substance.
3) Des abeilles recueillant la matière à partir des fleurs des jardins & champs et en font « leur miel ». C’est-à-dire transforme et digère par une faculté qui lui est propre. Matière transformée et modifiée dans l’entendement. ?  3*

Raphaël Enthoven : Il n’y a pas de matière noble. De matière indigne.
Le snobisme philosophant consiste à considérer que l’on fait de la philosophie sérieusement sur un objet sérieux. Ceci me fait penser à ceux qui considèrent que pour faire un beau tableau, il faut que le modèle soit beau lui-même, n’est-ce pas faire peu de cas du talent du peintre ? 
La grande leçon d’Elstir dans la recherche du temps perdu est d’affirmer qu’ « Il n’y a pas de matière indigne. » Une course de skating a autant de vertu picturale que la Venise de Véronèse. 
Au fond, c’est la même affaire. 
Il n’y a pas de valeur en soi d’un phénomène. Il n’y a pas de phénomène qui vaille plus que d’autres, qui mérite plus d’attention que d’autres. Le réel est fait d’une étoffe qui ne lui demande en rien d’être exceptionnel.
Tout dépend de la nature du regard – ou de l’habitude -qui se pose sur lui.

Pour le dire autrement, c’est la manière qui compte, pas la matière. 
Il y a une neutralité axiologique de la matière, les choses sont ce qu’elles sont.  
Et la manière, la nature du regard qui se pose sur l’humain La façon qu’on a de les regarder  d’y être attentif  ou de s’en étonner sans en avoir besoin détermine l’intérêt éventuel de ce que l’on peut en dire. Je ne sais pas à quel animal ça correspond. Ca correspond en tout cas à une révolution esthétique du 19ème siècle. Qui est le basculement d’une l’œuvre d’art comme représentation d’une belle chose à l’œuvre d’art comme belle représentation d’une chose.
Quand Rodin sculpte une vieille dame, il fait d’autant plus œuvre d’art qu’il ne prétend pas s’appuyer sur l’objective beauté d’un modèle, pour lui-même produire de la beauté.
Il n’a pas besoin de la beauté pour faire de la beauté.

Il me semble que l’exercice philosophique repose là-dessus.
Le modèle est axiologiquement neutre.
Ontologiquement et axiologiquement neutre.
« La beauté est dans l’œil de celui qui contemple. » 

L’art pourrait-il donc être une strie de conscience ?

L’oscillation d’un cil scrutant cette feuille balancée à la brise du temps ? 
Ce vert léger, cet œil bleu traversant l’herbe ?
Cet air arrimé au sol du banal, de l’ordinaire.  
Une simple brindille au regard fixe.
Ni fleur. Ni pavot. 
Dos courbé vers la douleur du jour,

Rien, ou si peu,
Ni jeune ni jaune. 
Ni haute, ni originale,
Pleine de lueurs, pourtant,
Composée de couleurs aux nuances vibrantes ?


« C’est la qualité d’un regard – nous explique le philosophe Raphaël Enthoven - qui détermine l’expérience que l’on peut faire du monde. Et c’est en cela que la banalité n’est pas un objet qui peut nous détourner de l’intérêt que l’on peut porter au réel.

Et qu’il serait aussi faux de la sacraliser que de la minorer. 
En elle-même, elle n’est qu’elle n’est qu’elle-même. Elle est l’élément, la continuation d’un monde qui n’est pas là pour nous faire plaisir.
Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde. »

Ce regard, ce sont peut-être ces gouttes de sensibilité s'écrasant sous les semelles de l'humain bitume.
Il n’existe alors aucun degré, aucune  échelle, aucune  mesure, au calcul des intensités mêlées.




V. : Est-ce que le regard s’aiguise ou qu’il est déjà là en soi ?

RE : Je crois que ça s’apprend ça. Mais ça s’apprend par l’oubli.

L’apprentissage qui consiste à sortir du snobisme. L’ennemi c’est le snobisme, c’est-à-dire le sentiment que certaines  choses en soi valent plus que d’autres. C’est un apprentissage qui passe par l’expérience du désenchantement. Par l’expérience de la déception. 
Il faut avoir été beaucoup déçu par le monde. Il faut être déçu par le monde. Il faut avoir fait précéder la rencontre du monde d’un arsenal imaginaire qui, confronté au réel, nous donne le sentiment que le monde n’est pas à la hauteur du bien qu’on lui veut ou de l’idée qu’on s’en fait. Il faut avoir été longtemps déçu pour considérer, au fond, qu’il ne s’agit pas d’une déception ou que la déception n’est là que quand on ne fait précéder la rencontre du monde de l’expérience de l’imaginaire.
Il faut avoir été longtemps déçu, c’est-à-dire, il faut avoir pris l’habitude d’être déçu pour transformer cette déception en retour de la sensibilité. » 


Peut-être s’agit-il de vibrer des oscillations d’une seconde, pleines de sentiments, lourds comme la plume d’une histoire, tout en douceur et caresse, encre* l’esprit de lucioles brillant comme le coquelicot au sang frissonnant des champs, traverse le voile pourpre d’un jour ?

Respirer alors ce pétale strié de lumière fixant un rayon de conscience.


Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015

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Notes de bas de page :

1* Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015 – théâtre de l’Odéon à propos du livre matière première.

2* Matière première – Raphaël Enthoven – Gallimard – Mayenne 2013 – 
ISBN : 978-2-07-013958-3
P 13.

3* Francis BACON Novum organum – PUF, 2004-  pp. 156-157. Texte lu par Olivier Martinaud – Nouveaux chemins de la connaissance 01.01.2015 – Actualité philosophique (4/5) d’Adèle Van Reeth avec Alexis Tadié.

22 janvier 1561 Définition du travail du philosophe. Novum organum  = « Nouvel instrument » ou « nouvelle logique »
« Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu’amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu’ils tirent d’eux-mêmes ; le procédé de l’abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs ; mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c’est l’image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l’esprit humain et n’y prend même pas son principal appui. […] C’est pourquoi il y a tout à espérer d’une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale et rationnelle ; alliance qui ne s’est pas encore rencontrée 7. »

http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-actualite-philosophique-45-a-propos-du-livre-d%E2%80%99alex
Cette définition se rapproche des essais de Montaigne 1533 ( aller à saut et à gambade…    pilloter… Francis Bacon avait lu les essais.



« Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde. »


Transformer cette déception en retour de la sensibilité. 


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Stries de conscience


Quel vert léger cache 
l’oscillation d’une feuille balancée à la brise du temps ? 

Quel air,
Traverse l’œil bleu de l’herbe arrimée au sol ?
Ni fleur. Ni pavot.
Dos courbé vers la douleur du jour,
Simple brindille au regard fixe.

Rien, 
Ni jeune ni jaune. 
Ni haute, ni originale,
Pleine de lueurs, pourtant,
Composée de couleurs aux nuances vibrantes.

Quand les gouttes de sensibilité s'écrasent sous les semelles de l'humain bitume.
Il n’existe aucun degré, aucune  échelle, aucune  mesure,
au calcul des intensités mêlées.

Les oscillations d’une seconde
Pleines de sentiments, 
Lourds comme la plume d’une histoire, 
tout en douceur et caresse.
Encre* l’esprit de lucioles brillant
comme le coquelicot au sang frissonnant des champs,
Traverse le voile pourpre d’un jour,

Pétale strié de lumière fixant un rayon de conscience.

Virgilia


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Texte intégral de l’échange :

révolution esthétique du 19ème siècle. Qui est le basculement d’une l’œuvre d’art comme représentation d’une belle chose à l’œuvre d’art comme belle représentation d’une chose.
Quand Rodin sculpte une vieille dame, il fait d’autant plus œuvre d’art qu’il ne prétend pas s’appuyer sur l’objective beauté d’un modèle, pour lui-même produire de la beauté.
Il n’a pas besoin de la beauté pour faire de la beauté.
Il me semble que l’exercice philosophique repose là-dessus.
Le modèle est axiologiquement neutre.
Ontologiquement et axiologiquement neutre.
« La beauté est dans l’œil de celui qui contemple. »

C’est la qualité d’un regard qui détermine l’expérience que l’on peut faire du monde. Et c’est en cela que la banalité n’est pas un objet qui peut nous détourner de l’intérêt que l’on peut porter au réel.
Et qu’il serait aussi faut de la sacraliser que de la minorer. 
En elle-même, elle n’est qu’elle n’est qu’elle-même. Elle est l’élément, la continuation d’un monde qui n’est pas là pour nous faire plaisir.
Il appartient au regard et seulement à lui d’enchanter le monde.

V. : Est-ce que le regard s’aiguise ou qu’il est déjà là en soi ?

RE : Je crois que ça s’apprend ça. Mais ça s’apprend par l’oubli.
L’apprentissage qui consiste à sortir du snobisme. L’ennemi c’est le snobisme, c’est-à-dire le sentiment que certaines  choses en soi valent plus que d’autres. C’est un apprentissage qui passe par l’expérience du désenchantement. Par l’expérience de la déception. 
Il faut avoir été beaucoup déçu par le monde. Il faut être déçu par le monde. Il faut avoir fait précéder la rencontre du monde d’un arsenal imaginaire qui, confronté au réel, nous donne le sentiment que le monde n’est pas à la hauteur du bien qu’on lui veut ou de l’idée qu’on s’en fait. Il faut avoir été longtemps déçu pour considérer, au fond, qu’il ne s’agit pas d’une déception ou que la déception n’est là que quand on ne fait précéder la rencontre du monde de l’expérience de l’imaginaire.
Il faut avoir été longtemps déçu, c’est-à-dire, il faut avoir pris l’habitude d’être déçu pour transformer cette déception en retour de la sensibilité. 

Rencontre avec Raphaël Enthoven – le 7 février 2015



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