George Wesley Bellows -
1909 Stag at Sharkey's -
tableau du domaine public
En partenariat avec Philosophie Magazine
Chargée de communication des Amis des Musées de Lille
La peinture est-elle un
miroir de la société ? Une photographie ?
Un décalque de
l’humaine condition ?
Certains peintres
américains emblématiques des années 1930, explicite la Directrice du service
des publics et communication du musée de Douai, Marie-Paule Botte, portent bien
en eux l’émotion dense de cette « Grande Dépression » subie par la population.
L’artiste George
Bellows fait partie de ces témoins.
Marie-Paule Botte et Christian Moinet
16 octobre 2016 - Palais des Beaux Arts de Lille
16 octobre 2016 - Palais des Beaux Arts de Lille
Photo - Virginie Le Chêne Parlant
Le jeune membre de l’Ashcan School – autrement dit « L’école poubelle » - ayant vendu à seulement 29
ans une de ses toiles au Musée « The Met » - croque, montre,
dénonce – les côtés dérangeants d’une société percutée, d’un monde tout
en Bouleversements et Mutations. De rapports sociaux chamboulés, donc,
nouveaux, où une migration massive vers les villes fait passer l’échange à
taille humaine à l’échelle industrielle des froids espaces…
Plus que peintre George Bellows - dépeint - raconte à travers ses toiles, les rivières
boueuses dans lesquelles se baignent les classes ouvrières immigrées. Évoque
les ambiances sombres, les conditions précaires, l’absence d’hygiène et le
manque de produits répondant aux besoins essentiels.
People of Chilmark 1920- Thomas Hart Benton-1920
Et si sa peinture, tout
comme celle de Thomas Hart Benton, fait scandale, c’est en raison du degré
d’implication du lecteur qu’elle suscite. En effet, suite à l’effondrement de
la bourse de 29, ces tableaux révèlent l’étendue du choc économique ayant jeté
une part non négligeable de la population dans la précarité et la misère.
Ces derniers expriment
également l’intensité dramatique des liens cabossés entre l’enclume d’une
industrialisation métallique et le marteau des chaînes de montage
déshumanisées...
Peintres du social, ces
artistes des années 30 - tout comme le livre publié en 1935 d’Horace Mac Coy «
On achève bien les chevaux » - interrogent l’identité américaine. Questionnent
le citoyen. Interpellent son degré d’adhésion. Malmènent son échelle de
valeurs. Mettent en cause sa responsabilité.
Traduction littérale :
Voulez-vous vraiment cela ? Acceptez-vous ces conditions, non de vie mais de
survie ? Ne voyez-vous donc rien ? Pouvez-vous soutenir cela ? Pourquoi
fermez-vous les yeux ?
Lanceur d’alerte du
réel, ces fins observateurs décrivent l’ordinaire d’une vie sociale difficile
et conflictuelle où la boxe répond à la dureté, où le coup percute le marbre
veiné des souffrances endurées.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rencontre_de_boxe_chez_Sharkey#/media/File:1909_Stag_at_Sharkey%27s.jpg
Hasard du calendrier,
la philosophe Adèle Van Reeth reprend un extrait d’un texte consacré à la
boxe particulièrement éclairant :
« ... On joue au
football, on ne joue pas à la boxe, écrit Joyce Carol Oates.
[…] la boxe, avec la férocité qui la constitue,
ne peut être assimilée à l’enfance. […] Les spectateurs de rencontres sportives
tirent une bonne partie de leur plaisir du fait de revivre les émotions
collectives de l’enfance, mais les spectateurs de combats de boxe revivent
plutôt la petite enfance meurtrière de la race. D’où la sauvagerie
occasionnelle des publics des combats de boxe […], de même que l’excitation,
lorsqu’un homme se met à saigner sérieusement. […]
Ou de manière
abstraite, le ring est un genre d’autel, un de ces espaces légendaires où les
lois d’une nation sont suspendues : entre les cordes, durant une reprise
officiellement fixée à trois minutes, un homme peut être tué sous les coups de
son adversaire, mais il ne peut être légalement assassiné. »
De la boxe, 1987, trad.
Anne Wicke, (Tristram, 2012)
La boxe, dans une
excellente émission des « Nouveaux chemins de la connaissance » consacrée au
sport comme exercice spirituel ?
De même, le tranchant du pinceau de Billows signe les
combats d’une survie ordinaire. Visions dérangeantes parce que féroces, taboues
parce que sanguinaires et comme l’indique Joyce Carol Oates… meurtrières. Le
trivial de liens sociaux basés sur l’affrontement, la défense, la dépense
physique, la violence est ici mise en lumière avec crudité.
Avec Bellows, on
identifie les victimes.
L’innocence légalement
assassinée est exposée au grand jour… Tiens, comme Paddy Flanagan peint en1908. Enfant terreux aux vêtements arrachés.
Sous les lambeaux d’une
vie sombre cette « pearl of the gutter », « Perle de la gouttière » comme
l’indique l’artiste lui-même, s’offre aux regards gênés du spectateur.
On ne sait trop comment
interpréter cette mise à nu...
Que dire de ce physique
de subsistance trop rongé pour être soucieux ? De ce torse anémié, étalage de
chairs carencées trop blanches, de muscles flasques trop mous pour
indiquer la pleine santé ?
Comment apprécier ce
visage marqué - peut-être - d’une minuscule pointe de défiance, ecchymose
inoffensive d’un ego presque éteint ? Comment soutenir ces paupières tombantes
- peaux fatiguées, gonflées déjà -
lourdes d’un travail harassant ? Comment soutenir cette bouche encombrée de
dents mal rangées, mises en avant telles les incisives d’un mammifère rongé,
d’un animal de l’ombre, d’une « Perle de la gouttière », autrement dit, un
mélange de Pureté, de Catacombes et de Caniveau.
Cette présentation d’un enfant
brutalisé par la société choque le bon goût. George Bellows l’exhibe à dessein
– imprime les esprits …
"Je sais bien que
les images sont le plus souvent des mensonges ou des illusions (Platon ne
disait que ça), évoque Georges Didi-Huberman dans l'intéressant Philosophie Magazine, le philosophe et historien de l'art poursuit : mais elles ont aussi la capacité de devenir un moyen aussi
puissant que les mots pour manifester une pensée, exercer une critique voire
délivrer un bout de vérité (ce qu’affirmait Aristote contre Platon)." "il y a une chance pour que cette opération visuelle, sensible,
révèle quelque chose qu’on n’avait pas vu avant, une vérité encore
insoupçonnée, encore inintelligible." « Fabriquer une image, ce n’est pas
illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et
construire une idée » 3*
Voilà bien là le travail
du peintre : donner à voir. Montrer. Parfois simplement par la forme esthétique du sentir et de l'évocation. D'autres peintres préfèrent triturer, malmener, provoquer. C'est l'esthétisme des égouts.
Pour Bellows, cette vue est une prise de vue. La
peinture se fait épaisseur, texture de la modernité – pâte de la folie du monde - avec George Bellows, la toile vient épaissir les linéaments de la pensée.
Dénonce,
par une saine impudique obscénité.
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Pour aller plus loin :
Musée de l'Orangerie
People of Chilmark (Figure Composition), 1920
In 1924 - Benton depicted three landmarks in New York City's Madison Square within his painting New York, Early Twenties.
permet de visualiser
les toiles présentées.
Vous avez des articles en anglais pour chaque tableau (Appuyer sur +).
La texture de la
modernité – la folie du monde dans lequel se trouve le peintre - peut-elle ne
pas épaissir les linéaments de la toile ?
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Vidéo
La Grande Dépression
change beaucoup de choses pour les américains
Choc économique sans
précédent, toute l’organisation de la société en est bouleversée.
C’est également le
moment d’une industrialisation forcenée.
Années difficiles où la
population perd beaucoup, a peur des lendemains difficiles et, paradoxalement «
se divertit » par l’intermédiaire de nouveaux médias. La cinéma-sphère ne
tardera pas envahir la cellule familiale, puis à la supplanter.
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The Met
Philo magazine :
L’exposition Soulèvements
débute le 18 octobre au Jeu de Paume. Quelle envie et quelle ambition ont
précédé sa mise en œuvre ?
Georges Didi-Huberman :
Ce n’est rien d’autre, en somme, que la possibilité ouverte — grâce à la
proposition de Marta Gili de faire une exposition thématique de mon choix au
Jeu de Paume— d’avancer dans des recherches et des questionnements en cours
depuis un certain temps. D’une part, c’est un peu la suite del’exposition Atlas
que j’avais conçue en 2010 au Musée Reina-Sofía de Madrid : l’idée d’une
anthropologie des images, issue avant tout de ma lecture de l’historien de
l’art Aby Warburg, se terminait (ou s’ouvrait, plutôt) sur la question
politique avec un très beau film de Harun Farocki… D’autre part, c’est un
nouveau moment dans une recherche philosophique et historique de longue haleine
qui a donné les six volumes de la série intitulée L’Œil de l’histoire, aux
Éditions de Minuit. Le dernier volume, sur Barthes et Eisenstein,
s’interrogeait sur ce que c’est qu’une émotion politique… Il se focalisait
certes sur un moment particulier, la lamentation du peuple devant le cadavre
d’une personne assassinée (dans Le Cuirassé Potemkine, il s’agit du matelot tué
par son officier supérieur). Mais mon propos était de comprendre comment une
lamentation, c’est-à-dire un moment de deuil et d’abattement, peut porter en
elle toutes les possibilités du mouvement contraire, à savoir le geste du
soulèvement. L’« ambition », comme vous dites — mais je n’aime pas trop ce mot,
avec des sujets pareils il vaut mieux être modeste, et c’est pourquoi vous ne
trouverez pas mon nom sur la couverture du catalogue de l’exposition
Soulèvements : c’est un sujet d’autant plus important qu’il est collectif —, je
dirais plutôt le souhait, ce serait que le spectateur, avant tout le spectateur
ou la spectatrice jeune, éprouve de façon sensible, visuelle, que Goya ou
Baudelaire ne sont pas si loin que ça de nos préoccupations historiques les
plus brûlantes, et peuvent de ce fait parfaitement dialoguer avec des œuvres
contemporaines.
Peut-on seulement
représenter et exposer le soulèvement sans le dénaturer ou le « neutraliser » ?
Mais si vous prononcez
le mot « soulèvements », c’est la même chose ! En disant « soulèvements », vous
ne vous soulevez pas fatalement. Est-ce à dire que le mot dénature la chose ?
Oui et non. Oui parce que ce n’est qu’un mot et non l’acte qu’il désigne. Non,
parce ce mot, s’il est pertinemment agencé dans une phrase ou un texte de
politique, de philosophie ou de poésie, peut mettre au jour une vérité sur les
soulèvements… C’est pareil avec les images et les œuvres d’art : d’un côté
elles peuvent « dénaturer » ou « neutraliser », oui, comme vous dites, ou bien
« esthétiser » comme on l’entend si souvent. Mais, d’un autre côté, il y a une
chance pour que cette opération visuelle, sensible, révèle quelque chose qu’on
n’avait pas vu avant, une vérité encore insoupçonnée, encore inintelligible. Je
sais bien que les images sont le plus souvent des mensonges ou des illusions
(Platon ne disait que ça), mais elles ont aussi la capacité de devenir un moyen
aussi puissant que les mots pour manifester une pensée, exercer une critique
voire délivrer un bout de vérité (ce qu’affirmait Aristote contre Platon).
« Fabriquer une image,
ce n’est pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la
réalité et construire une idée »
À ceux qui
s’inquiéteraient de l’impuissance sinon de la vanité de l’art face à la
violence du monde vous dites qu’il est comme « l’œil de l’histoire ». De cette
formule vous avez donc fait une série de livres. Que signifie-t-elle ?
Vous me permettez là de
préciser ma réponse précédente, et de la prolonger du côté de ce que vous
appelez l’action… J’ai toujours pensé — mais Sartre, que je n’utilise pas
beaucoup par ailleurs, l’avait dit bien avant moi, cela donne aujourd’hui tout
un courant de pensée en Allemagne qui s’intitule « théorie de l’acte d’image »
— que les images sont des actes et non pas seulement des objets décoratifs ou
des fantasmes. Oui, des actes. En étudiant les photographies de femmes
hystériques à La Salpêtrière au temps de Charcot — mon premier chantier
important —, j’avais immédiatement compris que fabriquer une image, ce n’était
pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité et
construire une idée. C’était pour moi une façon d’interroger les images dans la
suite de ce que Michel Foucault faisait à propos des discours. En travaillant
sur la peinture de la Renaissance, j’ai encore exploré cette dimension
gestuelle de la peinture, comme lorsque Fra Angelico jetait du pigment en pluie
sur la paroi, un peu comme dans l’action painting de Pollock (toutes
proportions gardées). Et puis un moment très important pour moi a été de
reconnaître dans les quatre photographies duSonderkommando d’Auschwitz — que j’ai
étudiées dans Images malgré tout, et qui seront exposées au Jeu de Paume, pour
la première fois dans leur dimension réelle — un acte de soulèvement : ces
gens-là, des prisonniers juifs promis à la mort, ont intégré l’acte
photographique à l’intérieur d’un acte plus large de soulèvement, qui
comprenait aussi l’établissement de preuves, l’écriture de récits (cachés dans
la terre) et, enfin, l’explosion d’un crématoire à Birkenau… N’étaient-ils pas,
ces gens qui allaient mourir mais voulaient transmettre des images malgré tout,
« dans l’œil de l’histoire » ?
Vous repérez deux «
moteurs » du soulèvement : la mémoire et le désir. Comment s’articulent-ils
pour permettre l’action ?
J’ai d’abord voulu
envisager les soulèvements comme des gestes. Des gestes, c’est en quelque sorte
avant l’action elle-même. Mais c’est très important, la façon dont les corps
mettent en geste leur énergie de soulèvement. Désir et mémoire ?... Oui, c’est
cela. Se soulever procède du désir : on transgresse, on va vers quelque chose qui
vous était interdit, on crée une nouvelle possibilité de vie, on va vers le
futur. S’il n’y avait qu’une seule « thèse » dans cette exposition — et c’est
ce qu’illustre bien la variété des époques et des médiums que l’on pourra y
voir —, ce serait celle-ci : se soulever procède du désir, et le désir ne cesse
jamais. Il est indestructible, comme a pu le dire Spinoza et comme Freud le
reprendra très précisément. Il renaît de tout deuil. Ce que Freud précise,
justement, c’est qu’on ne désire jamais sans qu’intervienne la mémoire : le
désir des gens qui tiennent la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, j’ai vu cela sur
l'une de leurs banderoles, est en quelque sorte soutenu par la mémoire du
Larzac, par exemple… Mais les exemples sont aussi nombreux que les possibles,
car toute invention du futur passe par une reconfiguration — et non pas une
table rase — de la mémoire.
Comment le soulèvement
se distingue-t-il de l’insoumission, de la révolte ou de la révolution ? Par
une forme d’innocence ?
Vous me posez une
question de définitions, et je dois vous avouer que ce n’est pas l’exercice que
je préfère. Une définition, c’est trop général pour moi. Je m’intéresse plus
aux valeurs d’usage qu’aux définitions conceptuelles au sens strict. La
philosophie ne doit-elle pas être précise plutôt que générale ? C’est Deleuze
qui dit cela quelque part, c’est en tout cas une citation de Bergson. Ce qui
est sûr, c’est que le soulèvement — proche de la révolte ou de l’insurrection —
ne peut pas se calquer sur la révolution. Il y a très peu de révolutions, par
exemple il y a eu « la » Révolution française du XVIIIe siècle. Mais comme l’a
montré l’historien Jean Nicolas dans son livre La Rébellion française, cette
formidable et unique Révolution n’a pu réussir que sur fond des quelque 8528 soulèvements
qui ont éclatés dans les décennies précédentes ! Les soulèvements échouent la
plupart du temps. Mais leur répétition transmet quelque chose d’essentiel,
c’est cela que je voulais dire aussi à travers cette exposition. Maintenant,
vous me questionnez sur l’innocence intrinsèque du soulèvement… Là encore ce
sera à comprendre comme valeur d’usage et non pas comme définition : «
soulèvement » n’est pas un mot magique, un mot absolu. Il y a d’ailleurs des
soulèvements fascistes (la marche sur Rome de Mussolini était un soulèvement).
Mais, bien sûr, cette innocence dont vous parlez est un thème qui m’est très
cher, comme il l’était pour ces artistes qui comptent beaucoup dans mon
travail, par exemple Eisenstein ou Pasolini, Henri Michaux ou Joan Miró dont
quelques dessins — notamment une série sur la mort jeune anarchiste Salvador
Puig i Antich garroté par la police franquiste le 2 mars 1974 à Barcelone —
seront montrés dans cette exposition.
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